Lumière ! L’aventure continue

Article écrit par

Mystifier une origine au cinéma

Redécouvrir les vues cinématographiques des frères Lumière est toujours une expérience fascinante. Elles offrent un accès privilégié à des histoires anciennes, des scènes de vie peuplées de sujets anonymes qui, sans ces images, auraient été condamnés à l’oubli. En contemplant ces vues, on ne peut s’empêcher de se projeter et de nourrir le fantasme selon lequel l’un de nos ancêtres pourrait avoir été immortalisé par les opérateurs Lumière. Néanmoins, cette rêverie n’est que de courte durée, interrompue par l’omniprésence de la voix off de Thierry Frémaux. Loin de se limiter à une simple contextualisation, cette dernière tend à construire le propos selon lequel les frères Lumière auraient inventé le cinéma, tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Ce propos nous pose un problème dans la mesure où il repose sur une vision téléologique, considérant l’histoire du cinéma comme un processus linéaire et progressif. Or, affirmer que les frères Lumière ont inventé le cinéma c’est ignorer tout un pan de son histoire, de ses inventions, de ses différents formats de diffusions et de ses pratiques amatrices. Clarifions ainsi la situation : les frères Lumière n’ont pas inventé le cinéma mais ont apporté plutôt une contribution décisive à son développement. Leur innovation réside notamment dans la mise au point de la croix de Malte ; un mécanisme permettant de transformer le défilement continu de la pellicule en un mouvement saccadé. Ce dispositif a ainsi rendu possible la création du cinématographe en 1895 mais des inventions précédentes avaient déjà permis l’enregistrement d’images en mouvement. Par exemple, le studio Black Maria fondé par Thomas Edison en 1893 avait enregistré plusieurs vues avec le kinétoscope et le kinétographe. Ainsi, quand Frémaux déclare : “Louis Lumière accomplit un geste double : Il est le dernier inventeur et le premier cinéaste” il ne fait que renforcer l’imaginaire du régime de la rupture et simplifie à tort l’histoire complexe des origines du cinéma.

Prenons un nouvel exemple. Au moment où les opérateurs Lumière sont envoyés aux quatre coins du monde pour rapporter des images, les cinémas itinérants et forains se multiplient parallèlement. La société de production britannique Mitchell & Kenyon — dont le corpus a été redécouvert seulement en 2010 — réalisait des films destinés à être vendu aux forains, qui les diffusaient ensuite dans leurs baraques. Lorsque Frémaux affirme que les Lumière ont inventé « un public », c’est-à-dire une manière de voir les films, il abrège encore la longue histoire du cinéma puisque l’exemple de Mitchell & Kenyon démontre ici que le cinéma n’est pas ontologiquement lié à des normes de diffusions.

Le génie des Lumière n’est guère contestable mais nous déplorons ici l’unidimensionnalité du commentaire de Frémaux qui l’accompagne. À notre époque où les études cinématographiques œuvrent à dévoiler une pluralité de pratiques, de dispositifs d’enregistrements et de diffusions qui ont accompagné le cinéma des premiers temps, il n’est plus possible d’entretenir un discours téléologique de la sorte.

Titre original : Lumière ! L'aventure continue

Réalisateur :

Année :

Genre :

Pays :

Durée : 95 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Carlo Lizzani : un cinéaste de conviction à réhabiliter

Carlo Lizzani : un cinéaste de conviction à réhabiliter

Le cinéma transalpin est jalonné de francs-tireurs forgés tout du long par une intime conviction de la réalité socio-historique de leur pays. Carlo Lizzani est de ceux-là qui se fit un devoir de débusquer l’hydre du fascisme dans nombre de ses films. La cinémathèque lui rend un hommage appuyé du 2 mai au 24 mai. L’occasion de faire découvrir et réhabiliter un cinéaste militant consacré par ses pairs. Focus sur « La chronique des pauvres amants qui lui valut le prix international du Jury à cannes en 1954…

Le Pianiste

Le Pianiste

Comment survivre dans le ghetto de Varsovie, ensuite vidé par les nazis en 1942-1943, puis vivre coupé du monde après pendant des mois: c’est ce que montre le film de Roman Polanski à partir de l’expérience du pianiste Władysław Szpilman dans un film aussi bouleversant qu’éclairant sur la nature profonde de l’humanité.