“Si vous ne savez pas raconter des histoires, alors toute la technique du monde ne vous sauvera pas.” Federico Fellini à Lina Wertmüller avant le tournage de Les Lézards
I Basilischi (Les Lézards) ouvre une fenêtre sur un terroir italien profondément enraciné dans ses traditions. Le film
fait littéralement intrusion dans un paisible hameau villageois de l’Italie méridionale dans la région de Basilicate proche des Pouilles.
Il y a un temps pour tout mais surtout un temps pour la sieste, un temps pour le farniente, un temps pour
traînasser, un temps pour rêvasser…. Et les décisions d’importance sont toujours remises au lendemain dans
une éternelle procrastination comme ce projet de coopérative de Maddalena sempiternellement ajourné par Francesco.
L’immobilisme indolent des jeunes “lézards” qui ne font que traîner leurs guêtres
Trois jeunes “pieds nickelés” : Antonio (Antonio Petruzzi), Francesco (Stefano Satta Flores) et Sergio (Sergio) tirent leur flemme à travers les ruelles escarpées du hameau portant sur leurs visages une moue de consternation quasi permanente.
Indolents et velléitaires, ils traînent leurs guêtres, uniquement préoccupés à vouloir draguer les jeunes filles du village. Et même dans cette non-activité, ils se révèlent parfaitement inefficaces et infructueux.
Le village en question, aride et pittoresque, nous plonge dans l’Italie profonde du sud, perché à flanc
de colline. Les habitants vaquent à leurs “inoccupations”, se prélassant comme des lézards, surpris à l’heure de la sieste qui rythme leur existence désœuvrée comme une composante essentielle de la journée.
L’assimilation du titre du film à ces petits reptiles sauriens est saisissante d’observation ténue jusque dans leur comportement d’évitement. Tout semble figé dans le temps immémorial de la vieille pierre dans une infinie léthargie et un insondable ennui.
Un regard extrêmement affûté sur la paysannerie réfractaire à la modernité en marche
Les petits propriétaires terriens, également notables de la bourgade, sont saisis dans leur contemporanéité par le regard extrêmement affûté et acerbe de la cinéaste Lina Wermüller selon une dédramatisation que Ermanno Olmi approfondira dans un registre voisin avec Les fiancés tourné la même année.
Le monde de la ruralité est ainsi fustigé de manière sarcastique dans une caricature des notables comme
accrochés à leur lopin de terre avec l’énergie indomptable des bestioles rampantes que sont les lézards précisément.
Assistante de Fellini sur 8 ½, Lina Wertmüller s’inspire de son terroir familial pour écrire à la va-vite ce scénario qui brille surtout pas son originalité et la portée universelle de la parabole qu’il sous-tend.
Le paysage aride, comme brûlé par la caresse enivrante d’un soleil plombant, offre prise à la composition picturale monochrome magistrale du directeur de la photographie, Gianni di Venanzo déjà perceptible chez Antonioni, Rosi et Fellini. A noter aussi le commentaire musical d’un Ennio Morricone débutant qui vient ponctuer avec une alacrité teintée d’ironie cinglante les temps forts de cette comédie de moeurs néo- réaliste . A ce titre, le leitmotiv du
“let’s twist again” est très évocateur de cette pénétration de la modernité balbutiante des années 60 dans un contexte où la tradition rurale offre un contraste pénétrant.
Des villageois englués dans un présent intemporel sans passé ni futur
L’attachement viscéral à la terre des ancêtres et à la tradition agraire se transmet d’évidence par les
gênes. Craintifs et timorés, les habitants du hameau se précipitent dans leurs foyers ; imperméables à la moindre innovation. Le soleil de plomb et l’extrême aridité du climat les ont figés pour l’éternité dans une manière d’inertie contagieuse et, soit ils se claquemurent chez eux, soit ils se fondent dans le paysage tels des caméléons et s’accrochent à leurs traditions passées d’âge à l’image de ces lézards aux aspérités des murs ; paresseusement enivrés de sommeil et de soleil et n’écoutant que leur instinct. Comme eux, ils vivent dans l’immobilisme et se satisfont de l’état présent des choses ; englués dans un présent sans passé ni futur.
La jeunesse est vouée à elle-même, punaisée qu’elle est par l’esprit de clocher qui anime le village, définitivement engoncé dans une torpeur irrépressible.
Autorité parentale et conservatisme rural
L’autorité et la fausse dignité patriarcale sont sans cesse remises en cause par l’influence délétère
qu’elles exercent sur les jeunes générations. Les espérances de cette jeunesse sont obérées par
l’immobilisme amollissant des vieilles générations arc-boutées à leurs fausses certitudes. Ainsi est-elle conduite à devoir respecter les strictes convenances dans un déterminisme générationnel.
“Fais ce que ton père exige, respecte ta mère”. Ces injonctions paternalistes font que le choix des jeunes
générations ne leur appartient plus et le clivage de classe, même dans un bourg de petite échelle, s’impose à l’esprit. Les opinions politiques obsolètes sont encore très prégnantes et peu au sein du hameau villageois font montre d’idées progressistes. A l’exception de la tante cosmopolite d’Antonio et de son ami, débarquant de Rome, aux convictions socialistes très larges d’esprit et qui fustigent les indécrottables sympathisants fascistes. Ils décident d’emmener Antonio avec eux à Rome pour le “dessaler” et ouvrir des perspectives à son univers “borné” de toutes parts. Comme le projet de coopérative de Francesco, l’escapade de Antonio restera sans lendemain.
Une scène saisissante par la densité narrative qu’elle dénote dans une économie de moyens et une grande
inventivité formelle résume à elle seule l’ancrage dans la tradition et la dextérité visuelle de Lina Wertmüller flanquée de son chef-opérateur, Gianni di Venanzo. L’autorité d’une vieille villageoise est remise en cause par sa bru rebelle qui veut exercer une totale emprise sur la maisonnée. Par de courts panoramiques, la caméra cadre cette femme taiseuse au faciès buriné interrompant son travail routinier de tricot. Elle lisse consciencieusement ses cheveux
dans le miroir comme un ultime geste appliqué de coquetterie qu’elle a assurément répété à l’envi. On la voit s’approchant du portrait photographique en pied de son défunt conjoint en tenue de fasciste pour toucher affectueusement son visage comme si elle pensait le rejoindre. La caméra la cadre de dos en plan de taille et en travelling avant. Elle ouvre la fenêtre et enjambe sans hésitation la balustrade tout en enjoignant au silence sa voisine en détresse ; alarmée par son geste et qui ne peut réprimer ses cris éplorés. Cut. La caméra cadre la sortie de cimetière des proches défunts.
Le temps est comme suspendu à l’ennui, l’inactivité ou simplement l’apathie ancestrale des villageois et sa
condensation se cristallise sur la trivialité sociologique d’une existence végétative, dépourvue d’histoires et d’événements marquants autre que l’anecdote du quotidien. Rien ne s’y passe et tout s’éternise dans une extrême dilatation temporelle
Première oeuvre d’auteur inédite de Lina Wertmüller restaurée 4K récemment diffusée par le distributeur Carlotta sur son site de projection et prévue à une prochaine sortie en salles.