Les intranquilles

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Le défaut d’une qualité.

 

Une efficace mise en abîme

Tranquillement endormie au bord d’une plage, une femme se laisse caresser par le son des vagues et quelques notes de piano. C’est par cette vision d’une profonde douceur que débute Les intranquilles. Nous suivons une famille dont le père, Damien, artiste peintre, développe à mesure que l’intrigue progresse, un comportement que l’on jugera d’abord étrange, puis fou, avant de comprendre qu’il est bipolaire. Inquiétant sa femme, Leïla et angoissant son fils, Amine. Joachim Lafosse choisit de faire de la rétention d’information, en n’évoquant jamais le passé de ses personnages ni ne délimitant clairement les instants où Damien franchit le rubicond de la folie. Il met ainsi en place, dans une première partie dont le centre de gravité est Damien, des séquences intrigantes où le spectateur est projeté dans un espace indéfini et trouble, en miroir du ressenti du père de famille. Ressenti consistant en une perte de repères psychologiques, altérant sa vision d’un monde aux contours psychiques de plus en plus brouillés ; le tout accentué par un isolement généré scénaristiquement par la réduction à minima de la présence des personnages secondaires gravitant autour de la famille. C’est efficace et cela fonctionne bien. Découle ainsi une spécificité du travail esthétique : une caméra répondant à l’état d’esprit et aux émotions du personnage. Les cadres se rapprochant toujours plus près du père à mesure que la maladie et l’angoisse progressent, l’enserrant d’un flou oppressant et se heurtant à une seule limite : son corps. Ainsi, la puissance physique de Bonnard acquiert une dimension inquiétante et menaçante ; l’acteur sachant jouer merveilleusement de sa carrure. Le tout étant complété par ses yeux noirs lançant des regards insondables, contribuant à accentuer le caractère imprévisible du personnage. Bonnard parvient à tenir sur une corde raide, car il n’est jamais véritablement hystérique, mais jamais calme non plus. Et surtout, il est toujours en mouvement dans l’espace, donnant la sensation d’une instabilité permanente, transmettant une ivresse au spectateur accroché à son corps. Ivresse qui atteindra aussi sa femme, incarnée par Leïla Bekhti. Elle qui passe durant toute cette première partie de l’inquiétude à l’angoisse, puis à l’émue pour enfin en arriver à la colérique.

 


Une mise en abîme trop efficace

Toutefois, le film se heurte à un problème qui se fait jour dans sa seconde partie. Quand la première, extrêmement efficace, se focalise sur l’immersion au sein de la dingue perception du père, la seconde se concentre sur l’après et la phase de dépression ; durant la tentative de guérison. Mais ce faisant, c’est le personnage de la mère qui en devient le centre de gravité. Malheureusement, à cet instant, la rétention d’information, si utile à favoriser l’immersion, se retourne contre le personnage de Bekhti. Car se méfiant, ayant peur que son mari ne soit pas véritablement soigné, elle n’aura de cesse de douter de lui, de se montrer paranoïaque et agressive à son encontre. Se justifiant du fait
qu’elle n’en peut plus, qu’elle en a trop vu et trop bavé au cours de leur relation. Mais ces autres moments de délire, cette histoire du couple, son évolution au cours d’un temps long, demeurent hors champ. Ce faisant, l’agressivité monocorde de Leïla apparaît comme une forme de surréaction gratuite et injuste aux événements de la semaine. La dotant d’une aura antipathique qui coupe le public de l’empathie qu’il aurait dû ressentir à son égard. Affaiblissant ainsi un final qui fera l’effet d’une queue de poisson. Cette sensation d’inachèvement sera alors accentuée par la réduction de la présence des personnages secondaires. Typiquement : le cas du galeriste, dont on comprend qu’il est à la fois un ami et celui poussant Damien à peindre. Alors qu’il aurait été propice à amener une plus grande amplitude à la lecture du film en questionnant plus profondément l’exploitation des faiblesses des artistes au nom du profit, il ne fait plus figure que de parenthèse au sein de l’intrigue, qui se focalisera toujours plus sur le couple et leur enfant. C’est d’autant plus dommage que les quelques scènes montrant Damien durant son travail de création sont très réussies et fascinantes ; donnant l’intuition que le personnage est talentueux, sans que l’on puisse savoir si ce talent est intrinsèquement lié à sa maladie. De même, le personnage du père de Damien passe un peu trop vite à la trappe et fait plus office d’outil scénaristique que de véritable source d’émotion ; accentuant le goût d’inachevé du final.

 

De réelles qualités

Demeure un véritable charme, notamment lorsque le film fait preuve de malice. C’est le cas par l’intelligente intégration de la crise de la Covid-19 au sein de l’intrigue. Les personnes portant un masque (masque que ne portera jamais Damien) semblant sur l’instant d’aspect plus étrange que l’artiste peintre ; symbolisant une des questions travaillant le film : à quoi peut-on vraiment distinguer un comportement anormal de celui d’un individu sain d’esprit ? Ajoutons que le couple d’acteurs fonctionne parfaitement et que leur fils est fort justement incarné par le jeune Gabriel Merz Chammah ; assurant ainsi à certains passages une véritable puissance émotive. Les intranquilles est un film inégal, réussi dans sa première moitié, mais souffrant du défaut de ses qualités dans la seconde. Il est pourvu d’indéniables attraits, que ce soit par la force de ses acteurs, le solide travail de son cadre ou l’efficacité de son montage. Le mieux, face à ce constat, étant de se laisser tenter et d’aller s’en faire sa propre idée.

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Durée : 118 mn


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