Kemalettin Kamu, un célèbre poète turc, a dit : « Je ne suis pas étranger mais l’étranger est en moi ». Les herbes sèches nous fait pleinement ressentir ce sentiment. Le personnage principal, Samet, n’a pas conscience de cette idée du lointain, et il en blâme les habitants du village reculé d’Anatolie, où il enseigne l’art. C’est un village que l’on voit sous la neige jusqu’à la dernière partie du film, où il n’y a aucune activité si ce n’est celle d’observer la vie des autres. Samet est au milieu d’un néant blanc. Il tente de combler le vide qui est en lui, avec la relation qu’il entretient avec son élève de 14 ans, Sevim.
Une lettre d’amour découverte par le directeur de l’école va venir tout bouleverser. Samet et son collègue et colocataire Kenan, sont alors accusés de harcèlement sur des enfants. Cette situation pousse Samet à se remettre personnellement en question et à revoir ses relations avec son entourage. Parallèlement, il commence à établir une communication différente avec la professeure Nuray, rencontrée auparavant. Nuray devient un symbole de jalousie et de virilité entre Kenan et Samet. Ce dernier cherche alors à combler son manque d’amour avec les femmes qu’il croise dans ce village éloigné de tout.
Sur le destin de cette géographie
Le quotidien de Samet reflète les mécanismes qui régissent la société turque. Ainsi, les nombreux dialogues avec les institutions -l’école et les gendarmes- permettent de comprendre les notions d’autorité et de respect. Originaire de l’ouest de la Turquie, Samet, qui se considère plus moderne, devient celui qu’il critique lorsqu’il est perturbé. Il fait ainsi tout pour faire mal à Sevim. Car, dans cette géographie, chacun essaie d’imposer son existence aux autres autant qu’il le peut.
Dans la scène où Samet demande de l’aide au vétérinaire du village pour les chiens abandonnés, dans les rues, en hiver, le vétérinaire lui répond ainsi : « Est-ce le tour des chiens, alors que les gens crèvent ? » En Anatolie, si vous n’avez pas l’autorité, ce ne sera peut-être jamais votre tour, vous serez écrasé par la froideur de votre propre solitude et de votre néant et vous vous flétrirez comme les herbes.
Il y a une expression fréquemment utilisée en Turquie : « La géographie est le destin ». Presque tous les films de Nuri Bilge Ceylan incarnent cette phrase. Le cinéaste, à travers l’histoire de Samet, démontre comment au cœur d’un village reculé, la « société » réprime et s’impose à ses membres, tout comme la neige, le froid et le blanc recouvrent tout sur les herbes sèches. D’ailleurs, bien que Nuray, qui a perdu sa jambe dans une explosion, prononce son long discours sur la nécessité de lutter pour le bien de la société, finalement, elle se révèle elle-même fatiguée de vivre dans cette société. Suite à quoi, elle prend des décisions inattendues.
Sur la rupture de la réalité
L’esthétique du film présente une grande richesse visuelle réjouissante. Les photographies de Nuri Bilge et d’Ebru Ceylan ajoutent une esthétique particulière et un côté documentaire. Ceylan, a commencé sa vie artistique par la photographie. On retrouve les caractéristiques de ces photographies dans sa filmographie, des images proches des peintures impressionnistes. Dans ce dernier film, grâce à cette utilisation de photographies il enrichit la plasticité de son œuvre.
Contrairement aux précédents films de l’auteur, la mise en scène nous offre des moments de rupture. Une scène en particulier pourra troubler les spectateurs rompus au style de Ceylan. Dans cette séquence où Samet passe la nuit chez Nuray, après une longue conversation -peut-être une improvisation de la part des acteurs alors que Ceylan est généralement très fidèle au texte dans ces tournages- qui bascule l’équilibre des forces au sein de la relation, Nuray va dans la chambre et attend Samet. Samet passe aux toilettes en disant qu’il va bientôt venir. A ce moment-là, en suivant Samet, on se retrouve au milieu du plateau du film où tous les membres de l’équipe sont présents. Dans ces décors, Samet fait une petite balade avant de retourner à la salle de bain. Le film reprend ensuite, son cours normal, mais cette rupture surprend.
Comme dans son précédent film, Nuri Bilge Ceylan essaie ainsi un nouveau style en termes de forme et de fond. Le parti pris dont on parle ci-dessus, à rompre notre rapport à la réalité diégétique, nous renvoyant à notre propre réalité. Cette séquence nous évoque La Voix Humaine d’Almodovar et certaines scènes des divers films d’Agnès Varda. Le rythme du film a également changé d’allure avec cette séquence, créant l’effet d’une douche froide chez le spectateur.
Sur le fait de s’éloigner en s’approchant de soi
Les herbes sèches révèle les problèmes politiques actuels de la Turquie ainsi que des questions philosophiques profondes. C’est ce qui rend le cinéma de Ceylan spécial et intemporel. La durée de ses œuvres – bien plus longue que la moyenne des films- n’est pas un choix fortuit. D’une grande richesse et complexité les personnages méritent qu’on s’y attarde longuement. Outre les événements que Samet vit, les émotions qu’il partage avec sa voix off jouent également un rôle important dans notre compréhension du contexte psychologique et philosophique du personnage principal : alors qu’il quitte finalement le village qu’il déteste, le sentiment d’être un étranger ne le laisse pas tranquille. Il se rend compte que la source du problème est en lui, et pour lui « La réalité est aussi cruelle qu’ennuyeuse. ». Car il n’arrive pas à s’enfuir de cette réalité. L’été est arrivé, Samet est loin du village, il monte à une colline, sous le soleil, les herbes sèches sous ses pieds. Il réfléchit toujours à Sevim. Sevim, l’une des enfants qui dépérit lentement sous la neige, sans avoir le temps de fleurir…