Les Enfants rouges

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En adoptant un point de vue aussi sombre sur la transition vers l’âge adulte, « Les Enfants rouges » démontre la capacité de jeunes enfants à supporter des événements aussi traumatisants à l’aide de leur imagination et de leurs croyances personnelles.

Le thème du passage de l’enfance à l’âge adulte a toujours été l’occasion pour les
cinéastes de redoubler d’ingéniosité pour montrer cette transition importante de la vie sans
imiter ce qui a déjà été fait. Par exemple, afin de capturer au mieux les transformations
physiques de ses personnages et leurs évolutions respectives, Richard Linklater a étendu le
tournage de son film Boyhood (2014) sur une décennie. Mais si certains films prennent le
temps de « préparer le terrain » pour assurer au mieux la transition, d’autres n’hésitent pas à
propulser des héros encore jeunes dans un monde froid et violent auquel ils ne sont pas
préparés. C’est vrai, comment anticiper sa vie future à une période où on joue encore au
football avec ses amis pour passer le temps et où on croit que les porte-bonheurs existent
encore ? Ce sont ces différentes questions qui taraudent l’esprit du réalisateur franco-
tunisien Lofti Achour qui pour son long-métrage Les Enfants rouges, s’inspire d’une histoire
vraie et raconte la transformation psychologique de Achraf (incarné par le jeune mais
talentueux Ali Hleli), jeune garçon qui se voit confier une tâche des plus macabres après
avoir été attaqué dans les montagnes tunisiennes.

 

Le bonheur des premières minutes, presque un moment d’évasion loin de la réalité du
monde, ne dure pas : la menace demeure invisible mais elle manifeste sa présence par la
cruauté de ses actes. Dès lors, pour Achraf, commence l’entrée dans le monde des adultes :
froid, violent et impitoyable. Ce poids qui pèse sur les épaules du personnage, Lofti Achour
le construit autour de la couleur du sang : Achraf ne quitte jamais son gilet rouge, qu’il porte
lors de la tragédie au cœur du film, comme si le choc avait été si intense qu’il l’avait
imprégné jusque dans son propre corps. Le blanc du sac (et par extension, l’innocence de la
jeunesse) se retrouve souillé par le sang de la violence, le jeune Achraf devant assumer un
rôle et une responsabilité auxquels il n’a jamais été préparé et qu’il ne pourra plus jamais
oublier.

Mais Achour ne se contente pas de faire se reposer la violence de son histoire sur ses
images, le réalisateur utilisant différents éléments sonores comme source d’angoisse : le
bruit installe une tension et crée même des effets de surprise qui ne font qu’accroître
l’anxiété des personnages et du spectateur. Par exemple, la présence physique de la menace
est introduite par le bruit des vêtements qu’ils attrapent ; Achraf perd pied après l’incident
en manquant de dévaler une pente dont les graviers lui assourdissent les oreilles. Mais le
silence est un facteur d’angoisse tout aussi efficace, le jeune garçon faisant sauter une mine
qui semble ne pas autant le surprendre, à l’inverse du spectateur. Plus tard dans le film,
Achraf accompagne un groupe d’adultes dans la montagne et l’un d’eux marche
accidentellement sur une autre mine : un simple bruit de détonation et l’immobilisation du
personnage suffit à faire comprendre au spectateur et au petit groupe qu’ils risquent de ne
pas s’en sortir. L’un d’eux arrive par chance à la désamorcer, évitant ainsi un nouveau
drame. En manipulant habilement à la fois le son et le silence, le réalisateur transforme cette
montagne, qui apparaissait au premier abord comme un espace de jeu et de contemplation,
en un terrain hostile et imprévisible.

Le protagoniste étant encore un enfant, il est normal qu’il essaie de se détacher de ce
traumatisme en renouant avec ce qui fait sa vie : malgré le choc, Achraf tente de poursuivre
ses activités quotidiennes, mais ce à quoi il a assisté ne peut le laisser indifférent et finit par
obscurcir sa personnalité. Cette dernière devient violente, notamment lorsqu’il s’emporte
contre d’autres enfants lors d’une partie de football à laquelle il a participé en espérant
effacer ce souvenir de sa mémoire, du moins pendant un temps. Mais il n’y a rien à faire : le
drame fait désormais partie de lui et du reste de son existence et il n’a d’autre choix que
d’accepter la réalité pour mieux la supporter. Pour s’y adapter, il ne peut compter que sur les
symboles de l’enfance, comme ce caillou porte-bonheur, illustrant le fait de se protéger
d’une cruelle réalité à laquelle il a dû s’adapter trop vite et dans les pires conditions
possibles. Son départ de son village dans les dernières minutes illustre sa transition
achevée : il quitte la première partie de sa vie pour commencer la seconde, même si celle-ci
sera de courte durée.

En adoptant un point de vue aussi sombre sur la transition vers l’âge adulte, Les
Enfants rouges démontre la capacité de jeunes enfants à supporter des événements aussi
traumatisants à l’aide de leur imagination et de leurs croyances personnelles. Le contraste
entre un environnement dangereux et une jeunesse qui veut s’en tenir à l’écart le plus
longtemps possible malgré son implication directe est mis en scène avec originalité par Lofti
Achour, qui montre l’impact du traumatisme avec une violence et une innocence toutes deux
bien équilibrées.

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