C’est d’un film exceptionnel que l’on va parler ici : un conte immémorial célébrant la communion de l’homme et de la nature ; une histoire d’amour fou, de solitude et de mort ; un tourbillon de musiques, de danses et de couleurs. Il s’agit des Chevaux de feu (1964) du réalisateur soviétique d’origine arménienne (mais né en Géorgie) Sergueï Paradjanov (1924-1990). Pour cette rapide présentation, peu importe que ce film soit attribuable exclusivement à Paradjanov ou non : Paradjanov ne considérait pas en effet Les Chevaux de feu comme étant totalement sien, le chef opérateur Youri Ilienko (1936-2010) ayant beaucoup apporté au film en lui insufflant son extraordinaire dynamisme. Ce qui importe c’est le film tel qu’il est, et tel qu’il vient d’être restauré[1].
À l’origine c’était une commande du Studio Dovjenko qui souhaitait célébrer le centenaire de la naissance de l’écrivain Mykhaïlo Mykhaïlovytch Kotsioubynsky (1864-1913)[2]. Le film est une adaptation assez fidèle de la nouvelle L’Ombre des ancêtres oubliés, publiée par Kotsioubynsky en 1910[3], qui a l’aspect d’une légende populaire. Divisé en douze chapitres (ou mois) précédés d’un court texte, séparés par des intertitres aux caractères rouges sur fond noir (sauf le dernier : « Pieta », blanc sur fond noir), il est l’histoire de deux jeunes gens, Maritchka (Larissa Kadotchnikova) et Ivan (Ivan Mykolaïtchouk), vivant en Houtsoulie[4] dans la chaîne des Carpates ukrainiennes alors sous domination austro-hongroise (on voit à un moment donné le portrait de l’empereur et roi François Joseph, 1848-1916), une « terre oubliée de Dieu et des hommes » comme il est signalé au début. Quoiqu’appartenant à des familles rivales (certains ont voulu y retrouver l’histoire de Roméo et Juliette), les deux jeunes gens se sont promis l’un à l’autre depuis l’enfance. Mais c’était sans compter avec le destin.
D’abord Ivan a perdu son père, assassiné par celui de Maritchka, ce tragique évènement rapprochant les deux enfants au lieu de les opposer. Quand Ivan cependant doit, devenu adulte, partir se louer comme journalier pour garder les troupeaux sur l’alpage, il est séparé de Maritchka : celle-ci, éperdue d’amour et partie sauver une brebis égarée, fait alors une chute dans la montagne et se noie dans le fleuve coulant en dessous. Quand Ivan, revenu chez lui, l’apprend, de chagrin il en perd pratiquement la raison : après avoir cherché et retrouvé le corps de Maritchka puis l’avoir enterré, il quitte la région et de plus en plus sauvage pratique toutes sortes de petits métiers (fossoyeur de cimetière, artisan bâtisseur de maison, ouvrier agricole). C’est ainsi qu’il rencontre une belle et riche héritière, Palagna (Tatiana Bestaeva) qu’il épouse (peut-être pour satisfaire l’orthodoxie omniprésente) et cherche à fonder une famille. Mais ils n’ont pas d’enfant et Maritchka hante ses rêves (dans la nouvelle de Kotsioubynsky elle devient un esprit de la forêt qu’on appelle en ukrainien une mavka) : un jour saint de réveillon il l’aperçoit même qui semble l’attendre de l’autre côté de la fenêtre de sa maison. Palagna, désireuse d’enfanter, se tourne alors vers un sorcier, Youra (Spartak Bagachvili), dont elle devient l’amante. Victime d’envoutement Ivan court après le fantôme de Maritchka dans la forêt (il dit à ce fantôme : « dis-moi, ma fille, as-tu emporté mon esprit ? »), et en meurt. Ses obsèques se déroulent au milieu de chants et de danses frénétiques qui font trembler son corps comme s’il était toujours vivant.
Ce qui frappe dans le film de Paradjanov, c’est combien la nature est associée aux hommes, en ce sens qu’elle est utilisée par le réalisateur pour exprimer les sentiments que ressentent les protagonistes, et qu’elle semble s’accorder à leurs passions. Ainsi du thème des chevaux (qui a donné son titre au film) qui traduit la violence qui agite les hommes : quand le père d’Ivan est tué d’un coup de hache, cela se fait sans mots, mais des projections de sang sur l’écran en forme de chevaux bondissant suffisent pour exprimer toute l’horreur de l’instant (plus tard, quand le sorcier Youra détourne la tempête avant de posséder physiquement Palagna, il le fait monter sur un cheval : apparaît à ce moment l’inquiétante figure d’une sorte de cheval de bois – dont la tête est un vrai crâne de cheval – sur lequel se dresse un mannequin étrange vêtu de rouge, à cornes de bélier). Autres exemples : la pluie accompagne les larmes de Maritchka, quand elle perd Ivan qui s’en va passer l’été sur l’alpage ; une étoile au sommet de la montagne, que tous deux pourront voir en même temps malgré leur séparation, sera le signe de ralliement des deux amoureux[5]; la solitude d’Ivan sur l’alpage est représentée par des gros plans de minéraux impassibles, de mousses ou de lichens, ou par une pipe bizarrement couchée au fond d’un ruisseau ; l’eau qui s’écoule et où Ivan cherche en vain le reflet de Maritchka témoignera à plusieurs reprises dans la suite du film de son irrémédiable solitude ; plus tard, après la mort de Maritchka, une biche qui rode près de sa tombe, et qu’Ivan cherche à saisir en vain, symbolise l’absente que pleure le jeune homme ; ensuite c’est un mouton qu’Ivan, inconsolable, va souvent serrer dans ses bras en le cajolant. L’arbre est omniprésent dans ce pays de bergers et de bûcherons : le destin tragique qui attend Ivan est préfiguré au début du film par cet arbre qui en tombant écrase son frère aîné Olekso, alors qu’il venait lui apporter à manger ; quand, redescendu de l’alpage, il part à la recherche du corps de Maritchka, c’est un radeau fait de troncs assemblés qui l’emporte, où il s’étend les bras écartés ; c’est sur un arbre que grimpe Ivan pour croquer une pomme avant d’épouser Palagna (sans qu’il ait à l’écran exprimé quoi que ce soit) ; et plus tard Palagna s’offrira sexuellement à Yura – sans un mot, seulement en relevant ses jupes – au pied d’un arbre qu’on voit alors s’embraser sans explication ; plus tard encore Ivan erre dans une forêt et croit retrouver Maritchka, transformée en mavka, ces esprits de la forêt qui sont les âmes des jeunes filles décédées de mort tragique : les mains tendues de Maritchka/mavka vers Ivan pour l’enlever sont semblables à des branches d’arbre ; Ivan en meurt, mais au lieu de représenter sa mort Paradjanov montre à l’écran d’étranges branches d’arbres rouges entremêlées semblables à des coraux, là encore sans aucun commentaire. Mais y en avait-t-il besoin ? La vision mystérieuse de la nature semble à chaque fois remplacer les mots des hommes.
Les Chevaux de feu est ainsi un film profondément symbolique. Le monde qu’il décrit est dénué pourtant de toute idéalisation, et particulièrement violent : les villageois s’attaquent à la hache pour régler leurs différends (le père d’Ivan est tué de cette manière, et Ivan lui-même est frappé par Yurko avec une hache, outil indispensable du bûcheron dans ces massifs forestiers). La mort est omniprésente : de la famille d’Ivan (ses cinq frères et sœurs) il ne reste bientôt plus que lui avec sa mère ; Maritchka meurt ; Ivan lui-même lors d’une danse des masques porte celui de la Mort avec sa faux ; il meurt et la vision de son cadavre clôt le film.
C’est un monde présenté comme hors du temps, à une époque qu’on aurait été bien en peine de préciser s’il n’y avait eu dans une taverne ce portrait maladroit de François Joseph, lointain souverain. Paradjanov a accentué le primitivisme de la société houtsoule, célèbre pour ses magnifiques costumes traditionnels multicolores. Ce ne sont que musiques étranges (à la guimbarde, au chalumeau, au trembita qui est une longue corne alpine en bois très spectaculaire et à la sonorité funèbre), danses traditionnelles où les corps tressautent (comme celle qui secoue à la fin le cadavre d’Ivan) lors de fêtes villageoises qui font penser à celles peintes au XVIe siècle par Pieter Brueghel l’Ancien. Si l’empreinte du christianisme dans la société villageoise est obsédante (toutes et tous passent leur temps à se signer, à prier, à se saluer de sempiternels « Gloire à Jésus »), à côté subsiste pourtant un très ancien fond païen avec tout un cortège d’esprits de la forêt, de sorciers et de sorcières (comme Yura ou cette vieille édentée qui apparaît mystérieusement plusieurs fois et qui n’hésite pas à interpeller Ivan, Maritchka et Palagna). C’est ainsi que, pour obtenir d’être enfin mère, Palagna se rend nue, de nuit dans la neige, pour prier saint Georges. Paradjanov n’hésite pas à forcer le trait « primitiviste », par exemple quand il invente un rite étrange : celui d’attacher les époux – Ivan et Palagna – au joug le jour de leur mariage. La musique oublie à certains moments la tradition pour verser avec un orchestre symphonique dans un expressionnisme fantastique, comme ce crescendo de cordes pour exprimer la tension qui accompagne les moments clés du film, ainsi quand la mavka/Maritchka (sirène des temps modernes) attire à elle dans la mort Ivan. Certaines scènes sont totalement oniriques : ainsi quand Ivan seul voit la mavka lui apparaître à sa fenêtre un soir de Noël ; ou quand à la fin du film – pour une raison qui n’est pas donnée – huit petits-enfants apparaissent qui viennent coller leur nez aux carreaux de la fenêtre : pour regarder qui ou quoi ?
De manière récurrente la caméra tourbillonne, virevoltante : autour des personnages emportés dans une ronde vertigineuse lors des nombreuses danses qui ponctuent le film ; ou pour balayer le paysage. Des contreplongées donnent aux arbres de la forêt une dimension effrayante. Symbolisme poétique donc qui s’éloigne de tout réalisme, et donne lieu à des scènes stupéfiantes : telle celle de l’orage sur l’alpage en été, où l’on devine les bergers, trempés par la pluie diluvienne qui transperce le toit de leur abri, qui cherchent dans l’obscurité à sécher leurs hardes à la chaleur rougeoyante du foyer. Au-delà de la narration, Les Chevaux de feu se présentent comme un drame poétique (qui a été rapproché du « cinéma de poésie » recherché à la même époque par Pier Paolo Pasolini). L’essentiel ici, c’est l’image ; au-delà des mots, tout est en images plutôt qu’en textes[6] :
« J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. […] Dans la pratique, je choisis souvent la solution picturale, plutôt que la solution littéraire. Et la littérature qui m’est le plus accessible est celle, qui en son essence même, procéderait de la peinture. C’est alors que je lus attentivement le récit de Kotsioubinski et que j’eus envie de le tourner. […] » (entretien avec le réalisateur Paradjanov publié dans Les Lettres françaises, mars 1966).
D’où l’importance de la couleur, d’une sidérante beauté. Il y a le rouge bien sûr : de manière récurrente (dans les caractères rouges sur fond noir des intertitres, dans les chevaux, les vêtements, la nature, un parapluie, des branches d’arbres) le rouge scande le film comme un rappel du feu, du sang, de la vie, une métaphore de la cruauté du destin. Mais plus largement c’est une farandole de couleurs (des blancs, des bruns, des jaunes, des verts, des bleus mêlés) qui illumine l’écran (vêtements, tapis, masques, sculptures, peintures, architecture, prairies, forêts, montagnes).
On conçoit qu’une telle originalité formelle ait pu déconcerter les autorités et le public soviétique des années 1960 : jugé excessivement « formaliste » et insuffisamment « commercial », le film ne sera projeté en URSS que dans un circuit restreint (Marcel Martin[7] raconte comment dans un cinéma de quartier il suscita à Moscou une telle tempête de sifflets et de quolibets que le directeur de la salle dut venir sur scène pour tenter de calmer le public). Paradjanov fut par la suite persécuté par les autorités soviétiques. Arrêté et jugé à huit clos en avril 1974 il fut condamné à cinq ans d’internement dans un camp « à régime sévère », ce qui déclencha une campagne en sa faveur dans la presse internationale (il fit quatre ans de prison). Incarcéré par la suite à plusieurs reprises, ses séjours en prison ne s’achevèrent qu’en 1982.
[1] Carlotta Films (restauration menée par The Film Foundation et la Cinereca di Bologna).
[2] Ceci est évoqué par un intertitre au début, qui mêle les deux années : 1864 (naissance de Kotsioubynsky) et 1964 (réalisation du film).
[3] Ombres des ancêtres oubliés, «les Chevaux de feu». Réédition sous le titre Les Chevaux de feu : les ombres des ancêtres oubliés, traduit de l’ukrainien et préfacé par Jean-Claude Marcadé ; illustrations de H. V. Yakoutovytch, Lausanne / Paris, L’Âge d’Homme, coll. « Classiques slaves », 2001 ; réédition, Paris, Éditions Noir et Blanc, coll. « La Bibliothèque de Dimitri », 2022.
[4] Celle-ci est présentée comme multiculturelle, associant aux Houtsoules des Hongrois et également des Juifs (il y a un cimetière juif où travaille un temps Ivan, et à la fin il se rend dans une taverne tenue par un vieux Juif avec ses enfants). La maison principale où fut tourné le film se trouve dans le village de Kryvorivnia (raïon de Verkhovyna, de l’oblast d’Ivano-Frankivsk , en Ukraine : c’est aujourd’hui un musée sur les Houtsoules.
[5] Cette étoile mystérieuse qui brille au sommet d’une montagne m’a fait penser à la fameuse « Lumière bleue » (en réalité le rayonnement produit par des cristaux dans une grotte au sommet d’un mont) du film réalisé et interprété par Leni Riefensthal en 1932 (Das blaue Licht) : cette dernière y joue Junta, sauvageonne un peu mystique, haïe des villageois qui la soupçonnent d’être une sorcière ; Maritchka comme Junta escaladent la montagne.
[6] La peinture apparaît directement sous forme d’icônes ou de fresques dans des églises.
[7] Marcel Martin, Le cinéma soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev (1955-1992), L’Age d’Homme, Lausanne, 1993, p. 50.