L’Emploi

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Semi -autobiographique et semi-documentaire, « L’Emploi » d’Ermanno Olmi (1961) narre les déboires d’un adolescent empêtré tel un clown triste et lunaire dans les affres bureaucratiques d’un premier emploi. Une tragi-comédie au pathétique burlesque. Emouvant.

Ermanno Olmi occupe une place à part dans le panthéon du cinéma italien. Ses premiers long métrages de facture singulière Le temps s’est arrêté (1959) L’Emploi (1961) comme Les Fiancés (1963) s’inscrivent dans le prolongement direct du néo-réalisme italien d’après-guerre ; ce que l’on a dénommé : « la nouvelle vague néo-réaliste » où s’illustrèrent des cinéastes militants et engagés tels que Francesco Rosi, Elio Petri..

Entre cinéma-miroir et cinéma-vérité

Cinéaste du non-dit, des petits faits contingents, Olmi filme comme il « va au charbon »,sa conscience marxiste-chrétienne en bandoulière prolongée par une caméra qui se veut non intrusive. Celle-ci enregistre, musarde, cueille sur le vif le détail crucial sans s’appesantir avec l’oeil affûté d’un observateur bienveillant et selon une approche semi-documentariste entre cinéma-miroir et cinéma-vérité. Elle devient son outil d’ouvrier de l’image. Il filme en empathie le fordisme et le taylorisme propres à la mutation industrielle de la reconstruction d’après-guerre qui s’opère en profondeur dans la péninsule. Le réalisateur autodidacte s’est assigné le devoir moral de conscientiser les esprits sur les conditions de l’aliénation de l’homme au travail.

Ses dix années d’apprentissage en tant que cinéaste d’entreprise pour la société d’électricité Edisonvista, outre qu’elles lui sont formatrices pour lui permettre de trouver sa voie, lui ont appris à suffisamment apprivoiser la caméra pour en déplacer son oeilleton depuis l’ouvrage inerte vers l’homme qui l’a édifié ou le meut . Ainsi entend-il faire toucher du doigt le labeur des petites mains qui oeuvrent dans l’ombre et qui sont le rouage essentiel de l’entreprise. Olmi y décrit sobrement et à l’état brut une Italie en voie d’industrialisation et que vient percuter de plein fouet le boom économique (1958-1963).

 

Ni miracle à milan ni mariage à l’italienne contre toute attente

On sait peu de choses sur Ermanno Olmi que ne révèle déjà son œuvre qui parle pour lui d’abondance, sans artifices et sans ambages. Pour son tout premier opus fictionnel, L’Emploi, le documentariste avéré qu’il est, s’attache avec un regard férocement humaniste aux premiers pas dans la vie active de Domenico (Sandro Panzeri), jeune postulant de 16 ans issu d’un milieu rural. Encore mal dégrossi, il est transplanté depuis son village natal en périphérie de Milan dans le monde urbain déshumanisé de la ville moderne qui appartient au triangle industriel avec Turin et Gênes.

Au premier jour de leur « casting » professionnel, le débutant désarmant d’ingénuité fait la connaissance de l’évasive et louvoyante Antonietta (Loredana Detto) aux yeux de biche qui donne la curieuse impression de ne jamais être à sa place là où on l’attendrait. L’actrice deviendra l’épouse d’Ermanno Olmi. Exhorté par sa mère qui lui prédit un « travail à vie », Domenico se retrouve tout en bas de l’échelle sociale à occuper un poste inexistant d’apprenti-coursier. Le titulaire en livraie rompu à l’exercice semble vouloir lui enseigner toutes les ficelles pour tirer au flanc.

Le décalage entre la découverte de la routine administrative dans la moindre de ses tâches les plus insignifiantes et l’asservissement à un train-train quotidien qui engourdit l’esprit est confondant de réalisme.

La caméra à l’aveugle d’Olmi se fait mordante et caustique en nous ancrant dans la réalité sociale de ses personnages empêtrés dans un marasme bureaucratique par une accumulation de traits croustillants qui semblent emprunter à la veine caricaturale du scénariste Cesare Zavattini. Les perspectives d’avenir sont décourageantes et le destin des deux jouvenceaux semble scellé à l’avance. Antonietta sera dactylo et Domenico, employé de bureau ; tous deux affectés à des services détachés.

Le temps est indigent et totalement dénué de sens dans l’administration bureaucratique car il est un continuum qui se dévide stérilement, en pure perte. Là encore, il s’est arrêté et le lieu de travail est comme sanctuarisé. Chacun vaque à son inoccupation.Un microcosme humain y vit fossilisé dans ses manies. On pense à ce fumeur méticuleux qui tue un temps morne en triant ses cigarettes. Il y a un peu du Tati dans les travers d’une typologie portraiturée en marge de la narration.

Domenico et Antonietta sont voués à ne plus se revoir et la bluette sentimentale à s’étioler dans ses prémices. Désormais, Domenico est littéralement marié à son emploi pour le meilleur comme pour le pire.

 

Le courtelinesque le dispute au kafkaïen des péripéties

Le film excelle à dépeindre la solitude et la désespérance que tout un chacun a expérimenté dans le point de bascule entre une post-adolescence qu’on voudrait pouvoir prolonger indéfiniment et l’entrée ex abrupto dans l’âge adulte : cette période transitionnelle et probatoire de désillusionnement censée s’opérer sans heurts ; au fond comme le premier jour d’école d’un enfant en bas âge.

Olmi oppose le prurit boutonneux de la nouvelle recrue à la nature de la fonction qu’on lui assigne : coursier. La vacuité du poste rime avec sa vacance puisque la fonction semble éloquemment décorative. La déconvenue est à la mesure de l’hébétude du héros. Le visage de Domenico affiche un masque impavide keatonien en réaction à toutes les rebuffades qu’il endure. Sa placidité de clown triste à la Pierre Etaix, qu’accuse encore davantage le port du canotier , tandis qu’il ouvre sans cesse des yeux comme deux ronds de flan, force l’admiration ; le courtelinesque le disputant ici au kafkaïen.

Ainsi de la première journée de convocation aux examens de recrutement dans l’entreprise milanaise où les regards crispés, sans défense et sur le qui-vive des postulants se dévisagent mutuellement alors qu’ils font antichambre ; autorisant une vue plus claire dans leur nature intérieure. La scène qui s’ensuit rappelle en substance la conscription obligatoire d’un aspirant au service militaire avec sa batterie de tests psychotechniques abêtissants, ses exercices d’aptitude physique chaplinesques ponctués de flexions des genoux et le passage obligé devant le recruteur-psychologue de service pour essuyer un feu roulant de questions ineptes.

Délaissant pour un temps les pas hésitants du jeune novice, la caméra buissonnière d’Olmi s’attarde sur qui compose désormais le cadre ambiant de Domenico. Elle épingle au passage un tenancier de café égrenant les entrefilets macabres du journal comme autant de « brèves de comptoir ». Ou la figure pittoresque du « Caruso » amateur déclame une aria enflammée devant un auditoire acquis. Ou bien encore ,dans un clin d’oeil aux « Temps modernes », le retraité déjà âgé pointe à l’horaire de la compagnie, tout pétri d’habitudes contractées, uniquement pour passer le temps à occuper un poste vacant. L’allusion est d’autant plus virulente que les ronds de cuir en place occupent eux aussi leur temps à des broutilles.

A l’occasion du bal d’entreprise de fin d’année, Domenico a convié Antonietta à y participer. Il la guette désespérément et se résout à devoir faire le deuil de sa présence tandis que les convives commencent à occuper les places dans une atmosphère pesante qui distille l’ennui. Définitivement esseulé, Domenico se joint aux participants ; quelque peu contraint. Le bal se mue en liesse euphorisante où les langues se délient et les couples hétéroclites se forment dans une troublante griserie.Antonietta brille par son absence et Domenico se console dans la danse régénératrice comme un pied de nez à la morosité ambiante. L’entreprise absorbante n’est plus qu’une grande famille supplétive.

Domenico, un héros candide au burlesque dérisoire

Le martèlement sourd et monocorde de la machine à ronéotyper clôt le film qui inscrit le héros dans une fonction répétitive, un travail de routine définitivement aliénant. Cette fin ouverte est en réalité une impasse qui renvoie en filigrane à l’atmosphère de ruche bourdonnante du plan d’ouverture de la garçonnière de Billy Wilder. Elle semble préluder à un horizon bouché qui condamne le héros fraîchement promu employé de bureau à le rester ad vitam aeternam ; exauçant par là même le vœu étriqué de sa mère.

De veau tétant encore sous la mère, Domenico est devenu le bouvillon arrimé pour de bon au licol de son entreprise semble nous signifier le cinéaste qui n’a jamais caché son extraction ouvrière paysanne. Le spectateur est constamment tenu pour un badaud, témoin involontaire de péripéties cocasses et drôlatiques.

Le pragmatisme d’un regard atone qui refuse obstinément d’ouvrir les yeux sur la réalité a laissé la place à une acceptation tacite de son sort par Domenico. Olmi trouve ici une justesse d’expression et une adéquation symbiotique entre le non-acteur et le parcours tragi-comique de son personnage au burlesque dérisoire. Le décalage entre la découverte de la réalité de la routine et l’engluement dans cette même routine procède d’une métamorphose kafkaïenne où Domenico, devenu un simple rouage déshumanisé, est rendu comme étranger à lui-même. Porté par un besoin de bien faire et une forme de résignation émouvants de naturel désenchanté, Domenico semble tomber des nues en porte à faux perpétuel avec les événements sur lesquels il n’a pas prise.

Dans ce film qui connut un retentissement international, Ermanno Olmi effectue sa mue du documentaire à la fiction. La première esthétique servant de caution d’authenticité pour la seconde. Et le réalisateur de conclure : « Dans L’Emploi, le poids de l’industrie (à croissance rapide), l’emprise de la société de consommation (de masse) écrasent, brisent tout sentiment de liberté, toute velléité de révolte ».

Titre original : Il Posto

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Durée : 105 mn


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