Nom : Lewis. Prénom : Mark. Signes particuliers : un visage et une blondeur sages, un duffel coat banal, une silhouette floue, une réserve qui confine à la timidité. Une transparence, en somme, parfaitement raccord avec ce patronyme passe-partout. Ce Mark Lewis, pourtant, est l’un des personnages les plus saisissants, les plus dérangeants que le cinéma ait jamais inventé. Un paradoxe d’autant plus intéressant qu’il incarne l’essence même de ce film étrange, son leitmotiv : attention, nous dit et nous montre Michael Powell, son réalisateur, l’image est trompeuse. À tout point de vue.
C’est peu dire que s’immerger dans Le Voyeur relève de l’expérience, voire du choc. Notamment pour le cinéphile… D’abord, parce que l’on s’aperçoit d’emblée, dès les premières images, à quel point ce long métrage, datant de 1960, est au cœur des interrogations du 7e art actuel. Un anti-héros obsédé par le cinéma et la peur, tueur fou qui filme l’agonie de ses victimes ; un spectateur lui-même mis dans la position du voyeur : voilà pour l’argument. Sidérant de modernité. Car nul doute que tout cinéaste d’envergure est amené à se confronter, aujourd’hui, à cette oscillation irrésistible : dans quelle mesure la caméra n’est pas l’arme d’un crime (ou d’un mensonge), réel comme ici, ou symbolique de toute façon…? On pense notamment, pour ne citer que les plus grands, aux Cronenberg, Scorsese ou Haneke, qui, taraudés par le refoulé de nos sociétés névrotiques, sont hantés par la représentation de la violence (corollaire inévitable). On comprend mieux, dès lors, pourquoi Bertrand Tavernier, en France et Martin Scorsese, aux États-Unis, archivistes boulimiques, admirateurs insatiables, ont œuvré à la reconnaissance (tardive) de cette pièce maîtresse du cinéma mondial.
Il ne faut jamais oublier, en effet, qu’à sa sortie – il y a 49 ans, la même année pourtant que le très pervers Psychose d’Hitchcock – Le Voyeur fut assassiné (!) par la critique anglaise, qui l’a notamment taxé « d’abject », « d’ignoble », etc. Un rejet qui n’est pas insignifiant. D’abord, parce qu’il freina considérablement, par la suite, la carrière de Powell, pourtant reconnu et apprécié auparavant pour des longs métrages plus « familiaux » tels Les chaussons rouges ou Colonel Blimp. Ensuite, parce qu’à travers le mépris – et l’épouvante – signifiés par cet ostracisme doit se lire, en creux et a contrario, l’autre aspect résolument moderne de ce film désormais culte.
Interrogeant le regard et le point de vue, sur le fond comme sur la forme, jamais, de fait, le réalisateur ne porte de jugement sur Mark Lewis. Ni sur ses actes, bien que la morale et la loi, elles, les réprouvent et les pénalisent. Non, c’est même une vision tout à fait dépassionnée qu’il nous livre, ajoutant encore au sentiment d’inconfort qui saisit le spectateur-voyeur tout le long. Mieux (ou pire) : on ressent presque, par instants, une empathie troublante du metteur en scène pour son personnage. N’est-ce pas Michael Powell lui-même, d’ailleurs, qui joue le rôle du père de Mark, père féroce et traumatique, identifié comme la cause de sa déviance ?
Abîmes
De toute évidence, puisque Le Voyeur ne cesse d’évoluer de mises en abyme en parallèles métaphoriques – l’usage de la caméra subjective, dès le début –, l’impossibilité de Mark à n’être dans la vie autrement que par le truchement de sa caméra fait écho… Car, au fond, Powell n’existe, lui aussi, qu’en recomposant la vie, en la recréant par le biais de sa mise en scène, ô combien sophistiquée et maîtrisée. Chacun de ses clins d’œil – littéralement ou pas, d’ailleurs – est donc à prendre en compte. Quid, par exemple, de cette lumière synonyme de terreur sur le visage des victimes, quand l’obscurité – celle de la chambre noir de Mark Lewis – rassure ? Quid encore de la dimension érotique de ces meurtres, le pied de la caméra, nanti d’une lame, étant un substitut phallique pour le moins… parlant ? Quid, enfin, de cette fascination ultime du personnage moteur : filmer le spectre de la mort sur ces femmes, au moment où elle réalisent précisément qu’elles vont mourir ?
Est-ce à dire que le cinéma est un art intrinsèquement mortifère ? Ou, de façon plus symbolique, qu’il est un art – et un acte – impossible(s) ? Que les cinéphiles se rassurent (les autres aussi) : la réponse de Michael Powell est suffisamment brillante et fascinante, transcendée par la convergence inquiétante, heurtée, de la musique de Brian Easdale avec les jeux de lumière et les gros plans d’Otto Heller, pour que l’on ait envie, encore et encore, de s’y essayer. À l’image de la vie : mortelle, donc effrayante, mais irrépressiblement excitante et belle, aussi.