Le spectre de Mai 68 dans le cinéma de Godard

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Retour sur les films militants de Jean-Luc Godard, ・l’aune du spectre de Mai 68. Non pas « le reflet du r馥l mais le r馥l de ce reflet. » (JLG)

JLG/Mai 68. Historiquement, ce rapport a bien eu lieu : Godard a non seulement participé aux événements, mais en a également été l’un des acteurs. Au cours du Festival de Cannes de cette année, Godard et Truffaut décident d’annuler les projections en soutien aux grévistes, et prouvent que le cinéma n’est pas en reste en matière de contestation. Quelques mois plus tôt déjà, les mêmes protagonistes manifestent contre le limogeage d’Henri Langlois de la Cinémathèque Française, et subissent de violents revers de la part de la police. A charge de revanche, l’ultime mobilisation des anciens des Cahiers a le mérite d’engager une partie de l’élite culturelle sur la voie de la révolution.

En participant peu après au projet des Cinétracts, lancé par les Etats Généraux du Cinéma, Godard va bien plus loin que son homologue Truffaut, et emploie son talent de cinéaste au service des revendications ouvrières et étudiantes. Réalisé dans la foulée, Un film comme les autres s’inscrit dans la même veine : Godard reprend les images de Mai 68 en les intercalant entre les vues improbables et reconstituées d’une manifestation dans un pré. Devenus quasiment introuvables aujourd’hui, ces authentiques films soixantuitards permettent au Godard militant, de critiquer de plein fouet la fameuse politique des auteurs qu’il a lui-même élaborée avec ses anciens camarades des Cahiers. Mai 68 semble avoir amené Godard à concevoir le cinéma dans une nouvelle optique. Si les manifestations ont secoué la France de fond en comble, elles paraissent tout autant avoir bouleversé le travail d’un des plus célèbres cinéastes de l’hexagone.

Le petit soldat, La chinoise et les autres…

Afin de mieux comprendre les conditions et les perspectives dans lesquelles ce changement s’est effectué, il convient de se réorienter vers la carrière même du réalisateur. Rappelons que ce dernier fut critique de cinéma avant même d’être cinéaste, et étudiant d’ethnologie avant même d’être critique. Comprenons par là que ses films ont toujours conservé les traces de l’une et l’autre de ces activités. A l’instar d’un chercheur, Godard remue les choses, et analyse ces dernières. Considérant sa caméra comme un véritable outil de travail, le réalisateur semble exercer au sein même de ses films son point de vue critique (A bout de Souffle « refait » le cinéma par le cinéma) et/ou sociologique (Masculin, Féminin et 2 ou 3 choses que je sais d’elle en sont les plus brillants exemples).

Si la rencontre avec la politique remonte au Petit Soldat (1960), c’est avec La Chinoise (1967) que les choses commencent à prendre forme. Elargissant la méthode mise en pratique dans Masculin, Féminin (1966) dans un contexte idéologique différent, Godard tente de brosser le portrait d’une jeune bourgeoisie dans son milieu et ses prises de position face au Monde. Bien que de brûlantes questions d’actualité (la guerre du Viêt-Nam, la révolution culturelle chinoise, le révisionnisme russe) y soient constamment convoquées, La Chinoise – sur le modèle du Petit Soldat – est moins un film politique qu’un film sur la représentation des idées politiques. Godard n’impose pas sa vue sur le monde mais se contente de présenter des idées comme on présente des images. Si le discours mis en scène dans La Chinoise se montre contestataire, celui-ci renvoie bien plus à une forme de pensée lacunaire et parfois contradictoire, qu’à des propositions claires et évidentes.

Nettement, Godard abandonne le régime de représentation classique du cinéma, assimilant par là les théories de Brecht sur le théâtre. Le film brise l’illusion cinématographique : les personnages, conscients de jouer dans un long-métrage, se désignent eux-mêmes en tant qu’acteurs, parlent aux spectateurs, à Godard lui-même et récitent des citations du petit livre rouge. L’essentiel des procédés employés consiste à créer une forte distanciation critique entre le dit du montré, le fait et l’image. Continuellement, Godard joue sur les rapports de sens provoqués par le travail sur la bande-son parallèlement à celui sur la bande-image : le cinéaste cherche à libérer les sons des images, à les disjoindre les uns des autres. Si La Chinoise, comme on le prétend, a pu annoncer les conditions idéologiques dans lesquelles les événements de Mai 68 se sont déroulés (les références à l’université de Nanterre et au maoïsme sont effectivement éloquentes), on pourrait également affirmer que le film prépare les conditions cinématographiques dans lesquelles Godard aborde sa période militante.

Réalisé la même année que La Chinoise, Week-end renoue quant à lui avec le cinéma des débuts de Godard. Bien qu’il reflète avec plus d’impact l’état d’esprit général vécu par les Français – un appel à la violence, au chaos, à la révolution – Week-end s’inscrit dans une forme filmique plus classique et linéaire que le précédent. Tel qu’il est traité, le sujet du film gèle la réflexion qu’il s’efforce de susciter.

Peu avant Mai 68, Godard ressent le besoin de remettre en question son cinéma et de repartir à zéro. Le Gai Savoir qu’il réalise pour la télévision rend largement compte de ce désir. Le cinéaste se contente du minimum : deux acteurs devant un fond noir critiquent des images à l’adresse du spectateur. Le médium filmique acquiert là une forme communicative inédite. La démarche se veut didactique. Si l’écran se met à ressembler à un tableau noir, c’est que le retour à zéro implique un retour à l’école. Il faut réapprendre à voir les images et à écouter les sons, pour pouvoir espérer faire un nouveau cinéma et éduquer le sens critique des spectateurs. Godard, à cette période, semble en pleine crise, en grève vis-à-vis du cinéma traditionnel. Le cinéaste cherche à repenser sa propre posture : le terreau fertile de la protestation des masses le lui permettra.

Naissance d’un cinéma militant

Croyant pouvoir trouver autre chose ailleurs, Godard, en cette seconde moitié de 68, s’exile à l’étranger. L’objectif est double : le réalisateur désire établir de nouveaux contacts dans de nouvelles sociétés, et mettre en œuvre ses compétences là où elles peuvent s’avérer nécessaires. En pleine continuité avec le mouvement contestataire, Godard s’emploie à donner la parole aux minorités agissantes, aux Black Panthers notamment, dans One + One, qu’il réalise en Angleterre, et dans One American Movie aux Etats-Unis. Coréalisé avec D.A. Pennbaker, ce dernier film marque le coup, en présentant un entretien avec le porte-parole du groupe dirigé par Malcom X, mais reste inachevé.

De retour en Europe, Godard renoue avec le marxisme-léninisme en faisant la rencontre de Jean-Henri Roger, un étudiant maoïste, avec qui il décide de tourner British Sounds (1969), un film militant axé sur les différentes formes d’exploitation menées par l’idéologie capitaliste. Le film se focalise tour à tour sur le cantonnement des ouvriers, des femmes et des étudiants dans le système qui leur est imposé. Il s’agit d’unir dans une même lutte les différentes forces opprimées par une même domination, et de concevoir cette contestation selon les termes de la doctrine marxiste-léniniste.

Les deux cinéastes cherchent à mener la lutte contre les idéologies dominantes tout en s’évertuant à créer un cinéma directement en prise avec la lutte des classes. Reconnaissant le fait que la plupart des films militants se confortent dans une position bourgeoise, et sont en fait des films d’auteur, Godard et Roger interpellent les minorités en lutte dans des films qui leur sont exclusivement destinés. Au lieu d’en arriver aux masses, les réalisateurs partent des propres positions de ces dernières.

La révolution pour Godard ne s’achève pas en 68 mais perdure au cinéma sous la forme de films véritablement révolutionnaires. Occupant une place importante dans la filmographie de Godard, British Sounds fait entrer le cinéaste dans une nouvelle phase : celle du groupe Dziga-Vertov.

Cinéma de la révolution, révolution du cinéma

L’appellation Dziga-Vertov n’est pas fortuite. Elle fait référence à l’inventeur du concept de « ciné-œil ». Dziga Vertov, dans la Russie des années 20, prônait en effet l’idée d’un cinéma capable de s’insinuer dans les moindres recoins de la société, au nom de la dictature du prolétariat récemment mise en place ; un cinéma du peuple destiné à l’adresse du peuple. La mise en pratique de ce concept se définit par le refus de faire du cinéma traditionnel – ce même cinéma que les Etats-Unis, à commencer par Griffith, ont imposé aux autres puissances politiques mondiales – et par l’invention de nouvelles techniques proprement révolutionnaires. Pour résumer, il s’agit de faire du montage « avant, pendant et après la prise de vue », c’est-à-dire de lui accorder un statut expressif autonome, tout en minimisant le rôle dévolu au découpage et à la mise en scène. Ces derniers sont effectivement des concepts héritiers des traditions picturales et théâtrales bourgeoises du 19ème siècle.

Autour de Godard, le groupe Dziga-Vertov (Gérard Martin, Armand Marco, Nathalie Billard, Jean-Henri Roger et Jean-Pierre Gorin) s’efforce de moderniser à son propre compte les théories formulées quarante ans plus tôt par le cinéaste russe. « Il faut faire politiquement des films politiques », tel est leur mot d’ordre. Amorcée par Godard dans La Chinoise, la méthode consiste à appliquer l’idéologie marxiste-léniniste dans la facture même des films. Si les images communément diffusées dans le circuit commercial sont issues des rapports de production établis par l’idéologie bourgeoise dominante, les films du groupe DV revendiquent le droit à un contre-courant d’images. Il ne s’agit donc pas de chercher de nouvelles formes filmiques, mais de créer de nouveaux rapports et de les situer sur le modèle de la lutte des classes. A la prise de parole de l’exploité à l’encontre de l’exploitant, correspond la primauté du montage sur le découpage, et du son sur l’image.

Pravda (1969), le deuxième film du groupe, découle directement de cette méthode. Godard et Roger pointent dans la première partie du film les symptômes du révisionnisme soviétique qui sévit en Tchécoslovaquie, avant de se livrer, dans la seconde partie, à l’analyse concrète (en voix off) de la situation concrète (la bande-image), selon la formule maoïste d’usage.

Tout en critiquant les régimes politiques qu’ils décrivent, les films du groupe DV fonctionnent sur le principe de l’autocritique. Après avoir enregistré des sons et des images, les réalisateurs s’appliquent, lors du montage, à désigner le mécanisme même de leur discours, à comprendre ce en quoi telle image s’avère juste, telle autre se montre fausse, à revenir sur ce qui a été dit ou montré et à annoncer ce qu’il reste à faire.

Luttes en Italie (1969), sur ce point, parait plus abouti que les autres films militants dans la mesure où son discours répond à une organisation dialectique mieux élaborée. Le film joue sur la répétition de certaines images. Une première partie présente les scènes de la vie quotidienne d’une jeune militante encore imprégnée par l’idéologie bourgeoise. Les scènes sont entrecoupées par des écrans noirs. Au prix d’une analyse concrète, le personnage parvient à réorganiser son discours en remplaçant les écrans noirs par de nouvelles images de manière à le situer comme un rapport de production. Aux images d’un repas s’intercalent les images d’une usine. Ce que l’idéologie bourgeoise refusait de faire dans la première partie finit par être démasqué. Les images se retournent sur elles-mêmes comme si elles possédaient d’un envers et d’un endroit. L’autocritique dans Luttes en Italie conduit, de fait, à une certaine autogestion.

Les films estampillés Dziga-Vertov se regroupent en deux catégories distinctes : d’une part ceux qui relèvent d’une approche documentariste, qui renseignent le spectateur sur une situation socio-politique précise, et d’autre part ceux qui relèvent d’une vue fictionnalisante, qui renseignent principalement sur l’idéologie marxiste-léniniste telle qu’elle est mise en pratique. Les frontières entre ces deux catégories ne sont évidemment pas étanches : Luttes en Italie, par exemple, relève des deux à la fois.

La fictionnalisation des films DV repose sur un principe qui consiste à faire voir les « coutures » du film : le travail de l’équipe technique, leurs revendications, leurs projets et leurs critiques. Vladimir et Rosa (1971) adapte l’histoire du « procès des huit » de Chicago, sur fond de luttes de classes. Les scènes de procès sont séparées par les propres interventions de Godard et de Gorin, à propos de la tournure des événements relatés. Mieux, une voix off au début du film replace ce dernier dans son véritable contexte de production. Ne parvenant pas à achever Jusqu’à la Victoire, le film consacré à la Palestine, les cinéastes avertissent les spectateurs que la réalisation de Vladimir et Rosa répond à une commande, à un simple besoin d’argent.

Le Vent d’Est (1969) se montre plus radical encore, puisqu’il s’attaque à un mythe du cinéma : le genre du western. Coécrit par Daniel Cohn-Bendit, le film s’amuse à détourner les clichés du genre et à les réinscrire dans un contexte idéologique équivalent à celui de Mai 68. Les cow-boys incarnent les bourgeois, les indiens jouent les minorités agissantes et la cavalerie la police. La critique de la représentation bourgeoise passe par celle de l’institution hollywoodienne. Il s’agit de rompre avec toutes les catégories filmiques reconnues et admises, de « rompre jusqu’au concept même de rupture » (dixit Gorin). Les acteurs parlent directement aux spectateurs dans la salle, et les invitent à les rejoindre. D’autres font leur autocritique à l’adresse des cinéastes. L’équipe technique entreprend une assemblée générale, afin de débattre du sens de leur production, et laisse la caméra à la disposition de tous. Le « récit » finit par déborder de son cadre et évoque les situations socio-politiques de France et d’Italie…

Tournés exclusivement en 16 mm, les films du groupe DV sont produits, à l’origine, en vue d’une diffusion télévisuelle, et concernent pour chacun d’entre eux un pays différent. En cette période post-68, l’idée consiste à raviver la flamme de la contestation un peu partout en Europe, là où la diffusion des images, par l’intermédiaire du tube cathodique, se montre la plus dense. Aucun film, au final, n’est accepté par les chaînes de télévision, et le groupe meurt en 1972, vraisemblablement par manque de financements adéquats.

A l’heure du bilan

L’échec du groupe s’explique non seulement par des raisons d’ordre financier, mais aussi pragmatique. Les films posent en effet un sérieux problème : se concentrant toujours plus, au fil du temps, sur la juste mise en pratique de la doctrine marxiste-léniniste, les cinéastes tendent à oublier l’essentiel : faire parler les minorités et les écouter pour ce qu’elles sont. Le problème est principalement dû au traitement de la bande-son.

Pravda
, par exemple, s’avère inaudible. Des sons en off viennent immédiatement recouvrir les paroles prononcées par les représentants des minorités. La surcharge de la bande-son est telle – comme dans Le Vent d’Est – qu’il est très difficile de se concentrer sur le sens même du film. A force d’en entendre trop, on finit par ne plus rien écouter. Tout se passe comme si la démarche révolutionnaire des films nuisait à leur propre portée contestatrice. La question se pose : qui à l’époque – et encore aujourd’hui – peut se satisfaire de ces films ? Destinés à la classe ouvrière et à toutes les minorités opprimées, les films du groupe DV peuvent-ils réellement trouver un public ?

Apparemment confrontés à ces questions, Godard et son acolyte Gorin décident de rectifier le tir en travaillant sur un projet pour le cinéma avec Tout va Bien (1972). Si le retour au cinéma commercial (et pour cause, le film réunit deux stars, Yves Montand et Jane Fonda !) induit l’abandon des techniques révolutionnaires auparavant employées , le film parvient malgré tout à s’inscrire dans une optique contestataire des plus élaborées. Fragmenté en une série de tableaux, Tout va Bien s’articule sur un réseau de rapports sociaux soigneusement agencés les uns par rapport aux autres (la classe ouvrière, le patronat, les syndicats, la bourgeoisie, les hommes et les femmes). Systématiquement analysés dans leur bilatéralité, les rapports en question reposent sur des problèmes idéologiques distincts, et forment à l’échelle du film l’image d’une vaste mosaïque. Le procédé consiste à énumérer le plus souplement possible les nombreuses situations non résolues par Mai 68. Particulièrement sarcastique, le premier carton du film donne le ton : « Mai 68. France 72. Tout va bien. » La séquence reconstituant les événements de Flins prouve que le spectre de Mai 68 n’a pas fini de hanter le cinéma de Godard.

Début 1973, Godard se brouille avec Gorin, et rompt avec sa période militante. Faisant la rencontre de la cinéaste Anne-Marie Miéville, Godard entame une nouvelle phase de production, celle de la vidéo. Entre 1976 et 1978, Godard et Miéville réalisent deux séries TV, Six fois deux et France Tour/Détour Deux Enfants, qui cette fois sont diffusées sur le petit écran. Se situant dans une certaine continuité avec les films du groupe DV, ces deux séries revisitent les démarches esthétiques employées par Godard depuis l’année 68, tout en réduisant le trop lourd appareillage politique à un simple schéma de lecture. La question ne se pose plus de savoir si le marxisme-léninisme est à même de guérir le Monde, mais d’interroger sans relâche les rapports sociaux produits en France. Godard fait enfin parler les individus concernés et les écoute pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils doivent être. Au prix d’une longue et fastidieuse autocritique, le cinéaste parvient vraiment à libérer les images et les sons des catégories dans lesquelles la tradition les a confinés. C’est ce même travail que Godard s’efforce en 1979 de réintégrer dans le cadre du cinéma, lorsqu’il réalise Sauve qui peut (La vie) et renoue ainsi avec l’étiquette d’auteur, jusque-là fustigée.

Tout porte donc à penser que, de film en film, les événements de Mai 68 ont poussé Godard à croire tout autant à la possibilité qu’à la nécessité d’un nouveau cinéma, émancipé. Filmer la révolution, selon Godard, ne revient pas à la mettre dans un cadre, mais à repenser d’abord le cadre pour ensuite espérer la refléter.

Pour une analyse plus détaillée des films militants de Godard, nous renvoyons le lecteur au livre Jean-Luc Godard de Marc Cerisuelo (Lherminier Editions des 4 vents, Paris, 1989) sans lequel cet article aurait difficilement vu le jour. A noter également que les films du groupe Dziga-Vertov n’ont jamais été édités en DVD français, mais existent dans un coffret espagnol.

A lire également  sur Il était une fois le cinéma : Où en est le God-Art, d’Albert Montagne (Big Blog, notes cinéphiles, www.albertmontagne.blogspot.com )


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