Le Monde fantastique d’Oz

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Après un « Drag me to Hell » qui décevait par son conservatisme, Sam Raimi passe chez Disney pour une préquelle au classique de Victor Fleming, et parvient contre toute attente à convaincre en subvertissant le projet.

Magicien de cirque itinérant et petit mystificateur minable, Oscar Diggs – alias Oz le Fantastique – fuit sa vie étriquée à la faveur d’une tornade. Il se retrouve dans un autre monde, pittoresque, étrange et peuplé de fééries, pour apprendre qu’il est une sorte de messie qui doit libérer le pays du joug de la mauvaise sorcière qui le terrifie, pour finalement y régner en tant que (véritable) sorcier. Se servant d’abord de sa rouerie pour des avantages immédiats, et créant ou renforçant ses Némésis au passage, il devra apprendre à utiliser ce penchant pour la tromperie pour accomplir sa destinée.

À première vue, on avait tout à craindre de ce projet, et encore plus de la présence sur celui-ci de Raimi, demi-dieu du « geekisme » à qui on prédisait déjà, à cette occasion, l’accomplissement d’une destinée à la Tim Burton : un ancien phare des imaginaires indomptés, jadis héraut d’une certaine idée de la déviance sous-culturelle, recyclant ses motifs et ses thèmes sous des formes lénifiées, vidées de leur sens, pour l’adoubement dont l’en paieraient ses geôliers en costards. La bannière Disney, les bandes annonces et visuels promo vomissants de couleurs criardes, la 3D comme argument de vente et l’orientation enfantine du film faisaient froid dans le dos. Et, bien sûr, son sacrifice à la mode du remake/reboot/préquelle/raclage de fond de Tupperware, qui tient toujours lieu de bas-de-laine autour de Burbank… Sam Raimi, dont la dernière décennie exhalait d’inquiétants effluves de renoncement (Spiderman 2, c’était déjà il y a 9 ans), semblait alors finir de gagner ses galons de fonctionnaire au prix du reniement le plus complet, comme dans la jolie chanson de Blair. Étrangement, c’est dans cet écrin parmi les moins alléchants que Raimi parvient à retrouver toute sa crédibilité tant technique que thématique, et à marquer son vrai retour au contraire de Drag Me to Hell (2009), qui ne parvenait qu’à singer l’image et les gimmicks d’une vieille image du cinéaste, sans jamais retrouver la substance de ce qu’il avait accompli. Qui eut cru qu’au cœur du nadir cynique de l’entertainment entrepreneurial de masse, un artisan sincère et virtuose sonnerait le grand retour de son idiome, jetant le voile sur ses tractations passées tout en remplissant en apparence le contrat qu’il a signé de livrer un « film pour la famille » ?

C’est précisément autour des horreurs disneyennes, imposées par le studio de manière évidente, que Raimi se love et mène à bien le dessein d’enfoncer à nouveau le clou de son propos et de sa vocation première. De fait, les quelques problèmes du film sont tous issus des habitudes de la marque : accès de mièvrerie malvenus, direction artistique bariolée et peu cohérente, morceaux de séquences au crétinisme tayloriste (la fée aquatique), environnements posés à la va-comme-je-te-pousse à la suite les uns des autres, costumes et lumières de téléfilm Disney Channel (fichtre, cette horrible place du village). Système Disney oblige, la palanquée de noms prestigieux au casting livre des performances plus ou moins habitées, comme Rachel Weisz venue cachetonner et qui manifestement s’embête beaucoup sur le plateau. D’autres scories viennent directement du souci de jeter des ponts avec le film de 1939 : ainsi, à trop vouloir ressembler à l’original, le maquillage de la Wicked Witch circa 2013, affreusement lisse et uni, paraît techniquement moins abouti que son prédécesseur, pourtant plus vieux de trois-quarts de siècle…
 
 

 
 
Mais le projet de Raimi est tout autre. Il est semble-t-il tout à fait conscient du paradoxe apparent qui le bouffe : à savoir son odeur de sainteté à Hollywood parmi les décideurs, chèrement acquise car assortie d’un certain déficit d’image vis-à-vis de son identité d’artisan – quinze années de production télé lucrative, puis de productions ciné pas toujours heureuses en termes qualitatifs – à part 30 Days of Night (David Slade, 2008), pas grand-chose à manger -, ont un peu grevé la sympathie que l’on vouait à l’auteur de Darkman (1990). Parallèlement, les deux premiers Spiderman (2002 ; 2004), le second surtout, étaient une confirmation de l’identité profonde de ce qu’il faut bien appeler, n’en déplaise, un auteur à part entière. Les luttes pied à pied avec les exécutifs sur Spiderman 3 (2007), notamment l’imposition de Venom, l’auront poussé, après avoir bazardé la franchise, à se refaire une virginité auprès de sa base : les geeks désormais consacrés en tant que marché, avec le bénéfice cinématographique qu’on sait pour les œuvres issues de l’imaginaire populaire. Drag Me to Hell fut cette tentative de montrer patte blanche aux fans en leur présentant le visage de Raimi qu’ils reconnaissent le plus volontiers, mais qui n’en est qu’un reflet très fragmentaire : celui du faiseur de « petits » films d’horreur au dynamisme patent. Logiquement, ce projet trop parcellaire, doublé d’un traitement assez conservateur, peinait à convaincre, car Sam Raimi est bien plus qu’un réa qui secoue sa caméra (et/ou Bruce Campbell) avec virtuosité. Il est à ranger aux côtés de Spielberg, Cameron, Del Toro, Jackson mais aussi Méliès, Kubrick ou Walt Disney justement, c’est-à-dire qu’il fait partie de ces auteurs-artisans (et encore une fois, les deux mots sont importants) dont le travail thématique est porté par une réflexion constante sur la technologie même qui sous-tend le médium, conjointement à une croyance totale en la toute-puissance du message cinématographique. Et c’est ce discours entre tous que Raimi choisit d’embrasser à nouveau, à travers une personnalité (Oz) et un univers à la fois issu de l’imaginaire de celui-ci et prévalent à son arrivée, où les paradigmes magie/technologie et mensonge/vérité s’inversent d’abord (la technologie du monde réel acquiert le statut de magie dans les contrées d’Oz – voir la très belle séquence du pot de colle), pour finalement se révéler interchangeables en fonction du contexte par un seul catalyseur : la foi. C’est ainsi que Raimi reprend son discours, généreusement saupoudré dans une bonne partie de son œuvre, prônant le fait que technique, magie et bricolage pur et simple, animés par la passion et la croyance dans son propre art, créent de fait des mondes et les conditions de leurs victoires sur les réticences de quiconque les arpente. Bref il expose sa propre foi, celle qu’il a toujours (et cette confirmation fait chaud au cœur) dans le cinématographe et ses émerveillements.

C’est bien en cela que Sam Raimi, s’il semble à l’occasion de Oz se rouler dans les mêmes compromissions dans la grande finance cynique que l’a fait Tim Burton depuis plus d’une décade, réaffirme au contraire son identité propre plutôt que de la renier pour se faire accepter, de renoncements en auto-plagiats – voir entre autres le Alice (2010) de Burton, justement. Au point de tacler à plusieurs reprises les marques de fabrique de Disney (voir la façon dont le début de chanson des munchkins est coupé et refusé par Oz lui-même, alter ego évident du cinéaste), mais surtout de livrer en contrebande un véritable remake déguisé de Evil Dead 3 – Army of Darkness (1993) ! Surprenant de prime abord, ce mouvement tendrait à rassurer sur ce qu’on pouvait jusque-là prendre pour de l’embourgeoisement. A-t-il vu dans cet interim chez Mickey l’occasion d’oublier la frustration du budget anémié de Evil Dead 3, ridicule à l’époque en regard de ses ambitions ? Ou a-t-il décidé de faire un pied de nez aux méprisants plénipotentiaires des studios au moment où ceux-ci, croyant l’avoir définitivement harnaché, l’adoubent enfin comme un des leurs ? C’est en fait assez secondaire. Le remake, lui, pour être officieux, n’en est pas moins patent : ce sont des séquences entières de Army of Darkness qui sont d’abord recréées, des décors ou des éléments narratifs repris tels quels.
 
 

On verra ainsi le même cimetière, le même brandissement de livres du vingtième siècle dans un temps qui n’en connaît pas les technologies, un même surgissement de deadites dans la même position révélatrice (les mains crochues encadrant le visage), un personnage féminin emporté loin d’un château par un monstre volant, une armée de non-humains marchant sur les remparts du même château, une amante revenant en Némésis, un véhicule customisé qui en met plein la vue dans la bataille… Ainsi que pas mal de moments où la mise en scène émule directement son modèle, en reprenant le dynamisme et les gags à la Tex Avery bien connu des éxégètes, pour changer James Franco – excellent – en simili Ash. Mais ce travail ne se borne pas à la reprise de motifs, car c’est bel et bien le récit lui-même qui reprend le thème et la structure de son modèle. On y voit, comme dans le film de 1993, un gars ordinaire du vingtième siècle américain se retrouver dans un monde exotique où il est précipité par un vortex, après avoir mal évalué son usage du surnaturel.

Ce mouvement prend dans les deux cas la forme d’un prologue clairement détaché du reste du métrage, par la voix off dans l’un, et via le jeu sur le format du cadre et le sépia (dans le but également, pour Raimi, de rendre un hommage sincère au prologue du Oz de 1939, et avec pour résultat les séquences les plus poétiques du film), mais aussi celui sur la 3D avec l’évasion de certains élément hors des bords du 1.33, qui affirme bien que le « monde réel » est un monde étriqué, où la magie n’a pas droit de cité car la parole y est cacophonique. Une fois dans ce monde, le héros joue de son anachronisme et de son charisme avec désinvolture, apprend de ses maladresses et de ses fautes, séduit une femme qui se retournera contre lui, génère un alter ego qui sera son pire ennemi, pour enfin embrasser son statut messianique en boutant le mal hors de ce pays magique, ce qu’il fait par la ruse et l’usage de la science au profit du camp qui l’a choisi. Ce faisant, il change en force héroïque ce qui lui a causé en premier lieu ses malheurs. À la fin, il a admis à la fois ce changement de paradigme et son statut de protecteur, par les moyens de son action, et s’en sert avec aisance, l’évolution n’étant pas dans le changement des actions mais dans celui d’état d’esprit.

 

Bien entendu, on est chez Disney, et ces éléments ne sont pas assortis du même folklore, puisque pas utilisés dans le même genre. Mais bien simpliste l’analyse qui lira le fourvoiement dans la seule absence d’effets choc ou de traitement horrifique. L’éthique et le discours de Raimi ont toujours été autre chose que le trash qui n’en est que l’un des moyens. Il signe ici, de façon détournée, camouflée, son Hugo Cabret (Martin Scorsese, 2011) à lui, dans la mesure où l’histoire qu’il raconte est celle de la toute-puissance du cinéma : Oz crée la magie (et devient de fait magicien) par le truchement d’un système qui n’est littéralement que fumée et miroirs, bricolé avec amour et assorti d’effet spéciaux, pour atteindre la suspension d’incrédulité qui enrichit le monde de nouvelles conséquences concrètes. Raimi nous affirme, simplement, que le cinéma est du verbe incarné, et que ça ne se prend pas à la légère, car la foi (au sens large du terme) est pour lui le moteur du monde. La sincérité avec laquelle il assène ce discours, avec la malice de le faire passer à la barbe du cynisme omnipotent de Disney, à de quoi frapper par sa cohérence avec le reste de son œuvre.

Titre original : Oz: The Great and Powerful

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Durée : 127 mn


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