Le défi d’Arachnée

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Patience et conviction

Le défi d’Arachnée

Je me permets d’attirer le regard du lecteur sur ce film quelque peu particulier qu’est Le défi d’Arachnée. Il a été réalisé par le directeur d’une SEGPA dans le but de faire connaître ce qu’est réellement ce type d’établissement auprès du public, à rebours de tout cliché. Disponible sur la plate-forme DSDEN de l’Education nationale, j’invite tout un chacun à se renseigner et à regarder ce court-métrage instructif et prenant. Dans le but d’encourager le lecteur à voir ce film, et pour participer à sa promotion, une interview du réalisateur/directeur de SEGPA, Marco Guadagni, est adjointe à la critique du film en seconde partie.

     

Partie I critique

Directeur d’une SEGPA, Marco Guadagni s’est muni d’une caméra pour suivre le parcours de trois de ses classes durant des ateliers de création. Le documentaire se structure ainsi de manière linéaire et suit l’évolution des divers ateliers auxquels participent les élèves au cours d’une année : d’abord, on crée des vitraux dont le thème est le labyrinthe, ensuite on refait un clip musical, ici, enfin, on monte une pièce de théâtre ayant comme base le mythe d’Arachnée. Le public est efficacement plongé en immersion dans cet environnement sans commentaires didactiques, si ce n’est durant les premières minutes du film, où une voix-off introduit le profane dans ce milieu en résumant les enjeux. Esthétiquement, Le défi d’Arachnée a souvent recours aux gros plans et aux plans rapprochés. Il s’attache ainsi aux visages des élèves en train d’apprendre un métier, une culture, les deux à la fois, tout en travaillant pour rattraper les lourds retards accumulés durant leur scolarité. Sans sombrer dans le misérabilisme ou dans le militantisme, Marco Guadagni parvient ainsi à susciter la curiosité et à rendre attachant chacun de ces élèves inconnus, que l’on prend dès lors plaisir à voir progresser et s’extirper, lentement mais sûrement, de leurs conditions sociales désavantageuses. La présence et la patience des professeurs et intervenants, dont l’engagement dans l’aventure témoigne d’une forme de foi en l’instruction, parachèvent de conférer une ambiance sobre et empreinte d’humilité à l’ensemble du film, à rebours de tous les clichés pouvant être véhiculés autour de la SEGPA. L’autre subtilité du Défi d’Arachnée consiste en ce que cette forme d’enchaînement linéaire des projets culturels des élèves, qui se nourrissent les uns les autres et s’accumulent, débouche sur un projet final qui se trouve être le film en lui-même. Cet aspect participatif de l’œuvre évoque forcément le cinéma de Jean Rouch et témoigne, comme chez ce dernier, d’un regard dénué de domination ou de surplomb. Ce qui permet à l’auteur de montrer les élèves filmés tels qu’ils sont, et non pas tels qu’ils devraient être, et surtout pas comme l’on voudrait qu’ils soient. Et ce faisant, ce court métrage renoue avec une forme de cinéma participatif, dont la finalité consiste à apprendre et faire apprendre, en même temps que le film se crée ou se visionne. L’humour est aussi au rendez-vous, sans jamais être moqueur ni sarcastique, car il émane avant tout du contraste résidant en l’apprentissage d’Arachnée par des élèves qui souffrent de retards scolaires conséquents, et qui ont parfois du mal à s’exprimer oralement. Ce faisant, par instant, le film n’est pas sans évoquer certaines séquences ou certaines ambiances de L’esquive, d’Abdellatif Kechiche. Tout comme ce dernier, Le défi d’Arachnée parvient à montrer que, passés l’apparence et les préjugés, tous les élèves de SEGPA sont d’abord et avant tout des êtres humains sensibles, qui ne demandent qu’à réussir leur vie, comme tout un chacun.

      

Partie II – Interview de Marco Guadagni

Il me semble que nous n’avons pas encore défini ce qu’est la SEGPA.

Section d’Enseignement général et professionnel adapté…

Adapté ?

À la grande difficulté scolaire, on l’appelle comme ça dans les circulaires, il faut être précis : dans la circulaire, c’est la grande difficulté scolaire.

Donc des retards pour écrire, communiquer… ?

À l’oral parfois, parfois non. Mais une lenteur qui est à la fois au niveau de la compréhension du texte, parce que la lecture est parfois difficile. Mais parfois, on a des élèves intelligents, instinctifs, donc à l’oral ils s’en sortent plutôt pas mal, mais ils ont l’écueil de l’écrit, qui fait que quand ils lisent, ils comprennent moins, car ils ont une lecture hachée, syllabique.

Parlez-nous de l’origine de votre projet, pourquoi vouloir faire un film en prenant des classes de SEGPA comme sujet ?

Parce que j’avais envie de le faire, et souvent, on oublie que l’on veut faire un film parce que l’on a envie de raconter quelque chose. Au départ, je voulais parler de l’école comme d’un labyrinthe, où les élèves arrivent et puis ils sortent, il faut les guider, il faut qu’ils se perdent aussi. Parce qu’il y a tellement de couloirs dans le collège, et donc dans la vie, que, parfois, on a plus envie de se perdre que de se retrouver. Mais puisque dans l’Education nationale le but est de les « orienter », le mot clef, c’est l’orientation, je voulais travailler là-dessus. Puisque je m’intéresse beaucoup, depuis mes études en Italie, à la culture classique, forcément le mythe du labyrinthe, il était là. Je voulais travailler autour de cette question du labyrinthe, mais je n’arrivais pas à trouver l’axe, la clef, l’enjeu, ce que je voulais dire. Et du coup, je les ai filmés pendant des mois, j’avais trois classes que je filmais. Chacune des classes avait un projet différent que j’avais pensé un peu de manière centralisée l’année d’avant. J’avais pensé à des projets qui pouvaient entrer dans cette idée-là : l’école comme labyrinthe. Il y avait une classe avec un projet avec la basilique de Saint-Denis, donc forcément dans une basilique, il est question du labyrinthe. J’avais une autre classe qui faisait un projet avec un musicien, mais du coup, c’était plus compliqué. Puis j’en avais une autre qui ne faisait rien, alors à un moment donné, je filme, et puis au mois de janvier, j’ai la clef. La clef c’est un livre que j’ai trouvé un mercredi après-midi, probablement quand je ne travaillais pas, le livre d’un critique d’art, c’était la leçon inaugurale au collège de France de Victor Stoichita, qui s’appelle Les fileuses de Velázquez. Donc, je lis cet essai : paf, je trouve le sujet. Ça parle du mythe d’Arachnée, et le mythe d’Arachnée est au centre de ce film qui est l’adaptation et la mise en scène d’un mythe…

L’adaptation d’un mythe par une classe de SEGPA…

Oui, c’est l’une des classes, la classe de 4e à l’époque, qui n’avait pas de projet, ou alors qui avait un projet qui n’a pas abouti. C’était un projet avec l’Italie, ils étaient censés faire un pont entre l’Italie et Naples qui, finalement, ne s’est pas fait. En fait, ce film, c’est le résultat d’un échec, d’un projet qui ne s’est pas fait. Je me suis retrouvé avec cette classe sans projet, Arachnée a surgi et on l’a fait.

Pourquoi les SEGPA ?

Parce que je suis directeur de SEGPA, tout simplement, et ce sont des élèves qui ont besoin à la fois d’un cadre, donc la pièce donnait un cadre et, à la fois, ils ont besoin d’imaginer un monde autre, différent, où ils puissent exister avec ce qu’ils sont en tant que tels, mais en mettant en valeur leurs talents respectifs. C’était ça l’enjeu, et c’est ça Arachnée : c’est quelqu’un qui, malgré ses humbles origines, arrive à faire quelque chose.

Tel que vous m’en parlez, vous avez beaucoup interagi avec les élèves et ça m’évoque le cinéma de Jean Rouch.

Je connais plus Pasolini, puisque je suis italien. Mais pour avoir lu, plus que vu, sur Jean Rouch, ça se situe de ce côté-là. Dans le sens que l’interaction avec les élèves était constante et en même temps, il n’y n’avait pas d’interaction. Les élèves se sont offerts à l’œil derrière lequel j’étais, celui de la petite caméra que j’avais, sans même savoir que j’étais là, puisque j’étais leur directeur. Ce qui pose d’ailleurs une question intéressante, parce que je représente l’autorité pour les élèves, mais là, j’étais derrière une caméra. Il n’y a pas d’interaction, il n’y a pas d’interaction dans ce film, entre le directeur qui filme et les élèves… La caméra est là, mais on ne voit pas sa présence.

Pouvez-vous nous détailler un peu plus votre dispositif ? Quelles sont les difficultés que vous avez eues pour tourner et comment le dispositif vous est-il venu ?

Il n’y a pas eu de difficultés, car j’ai acheté une caméra financée par le département de Seine-Saint-Denis et la mairie de Saint-Denis, qui m’ont donné quelque… je ne sais plus… 2 000, 3 000 euros. Donc, j’ai acheté une caméra Sony caméscope et j’ai fait ce film avec des moyens très limités : avec un caméscope Sony 4K, que je n’avais jamais utilisé, c’est vraiment mon premier film. J’ai filmé avec des intuitions qui sont liées, je pense, à mon univers artistique, à tout ce que j’ai absorbé pendant des années et des années, et finalement la caméra m’a permis de cadrer tout ce que j’avais vu dans des musées pendant des années. Mais je n’avais aucune expertise technique, aucune. Je n’avais pas fait d’école, j’ai filmé tout simplement et ça se sent au niveau du son, où l’on n’a pas pu sauver grand-chose, même si en postproduction, on a pas mal travaillé.

Donc les difficultés n’ont pas vraiment été au tournage, puisque les élèves l’ont bien vécu, c’est après qu’elles sont venues ?

Forcement, car ce n’est pas un film qui a été écrit : l’idée de la pièce m’a permis de relier les trois différents projets qu’il y a dans le film, et il fallait les relier… C’est ce qu’a permis l’apparition d’Arachnée : la toile, Arachnée, c’est quelqu’un qui fait des toiles… Donc forcément, cette idée m’a permis de relier les trois projets, donc les trois univers, les trois classes qui jouent dans le film, dans la pièce de théâtre.

Ça fait une osmose, un emboîtement. D’ailleurs, peut-on voir en cette pièce d’Arachnée, un symbolisme particulier par rapport à la situation des élèves de SEGPA ?

Absolument, pour moi, c’est presque une allégorie de la condition d’un élève de SEGPA. Ça, c’est le texte d’Ovide, dans La métamorphose : quelqu’un d’une origine humble qui osa défier la déesse Athéna. Il y a dans ce film une mise en abyme, puisque Arachnée, Fatimata c’est le prénom de l’élève qui joue le rôle d’Arachnée dans la pièce, va aussi réellement en stage chez un grand couturier de Pantin. Et du coup, il y a un effet de mise en abyme, d’emboîtement comme vous avez dit. Arachnée symbolise ce défi que les élèves de SEGPA lancent ou pas à une société qui ne les met pas à l’écart mais qui, en tout cas, ne leur simplifie pas la vie.

Quelle perception de la société ont les élèves de SEGPA ?

Ils la vivent sans en avoir une perception, c’est peut-être la difficulté des élèves de SEGPA ou des élèves fragiles qui n’ont pas de perception claire, puisque la perception, comme le cinéma, demande une abstraction, une distance… Ils n’ont, par définition, pas encore cette conscience, ils ressentent plutôt une souffrance, une inquiétude qu’ils n’arrivent pas à traduire par des symboles. La symbolisation est ce procédé de distanciation du monde qui fait qu’on est quand même un peu protégé par rapport à tout ce qui nous arrive. Les élèves ne l’ont pas, les adolescents ne l’ont pas, les élèves de SEGPA l’ont moins, puisque l’écrit est compliqué pour eux. Alors que c’est l’écrit, le signe écrit, qui nous permet de manipuler le réel, de le travailler…

…de le métamorphoser.

C’est le mot… de se le réapproprier. D’où la difficulté pour eux de se situer, d’où l’importance de faire ce film pour leur donner une perspective d’avenir. En tout cas, c’était l’ambition de départ…

Donc, faire ce film a apporté concrètement quelque chose aux élèves.

C’est ce qu’on a essayé de faire. Le théâtre, on l’a fait pour ça aussi : parce que c’est un moment où l’on est obligé de porter la voix à quelqu’un, où l’on doit s’exposer par la voix.

Souvent, on associe la culture théâtrale à une certaine élite, en tout cas à des personnes qui ont une bonne culture. Le fait de faire faire du théâtre à des élèves de SEGPA, ça a une signification ?

Je n’avais pas pensé en ces termes puisque, en effet, c’est une élite qui s’approprie le théâtre, celle qui va dans les théâtres en banlieue pour se refaire, quelque part, une virginité. Dans le sens où ça fait quand même du bien, de temps en temps, d’aller à Bobigny, à Saint-Denis, ou à Pantin, comme ça on a franchi le périphérique et on peut revenir dans les beaux quartiers.

Est-ce que c’était l’ambition qu’ils s’approprient du théâtre ? Pas consciente, en tout cas, de ma part. C’était vraiment le jeu que je voulais que les élèves fassent, qu’ils s’amusent, qu’ils jouent avec leur identité, c’est un jeu d’identité. Benel devient Zeus, Sandy devient Athéna, Fatimata devient Arachnée. Voilà, c’est dans ce sens-là, où il n’y a pas de dieux, ni de misérables, mais les misérables sont des dieux et inversement. Il n’y a plus de hiérarchie, c’est un peu carnavalesque le propos…

Est-ce que j’ai réussi ? En tout cas, il fallait que les élèves s’amusent et ils se sont amusés. Il fallait qu’ils s’imaginent une identité autre possible, et que ça ne soit pas un rêve : Fatimata qui devient Arachnée et puis redevient Fatimata… Non. Parce que Fatimata est devenue Arachnée, puis est redevenue Fatimata, mais elle est allée dans un lycée professionnel où elle a fait de la couture. Donc, ça a fonctionné.

Est-ce que c’est grâce au film ? Je ne sais pas, peut-être que oui, ou c’est grâce au stage, puisqu’elle a fait un stage chez ce grand couturier. En tout cas, ça a marché au-delà de cette société des apparences, qui est comme celle d’Athéna, qui est elle-même bien armée parce qu’elle est née de Zeus. Alors que Fatimata est née grâce à Monsieur Traore, un monsieur adorable. Donc ça n’est pas elle qui va décrocher un travail… Voilà, c’est ça la société.

Est-ce qu’on peut la changer ? En tout cas, la défier un peu, essayer…

L’influer en tout cas..

Je n’ai pas l’ambition de changer le monde, mais au moins que les élèves s’amusent avec les contraintes, qu’ils s’aperçoivent qu’il y a un monde qui est fait de contraintes.

Qu’ils s’aperçoivent qu’un autre monde est possible pour eux…

Ou pas, il ne faut pas trop non plus… Car après, la déception est telle…

Question un peu technique : combien de temps avez-vous mis pour tourner le film ?

Toute l’année. J’ai commencé au mois de septembre sans trop savoir ce que je faisais. Puis, à partir du mois de janvier, j’ai commencé à filmer la pièce en sachant ce que je faisais un peu plus. Au musée Paul Eluard, on a filmé et joué la pièce d’ailleurs. Ça a été joué le 18 mai, le soir d’une fête très importante. J’ai fini de tourner avec la fin de l’année scolaire, et puis j’ai mis une année pour le monter, parce que je n’avais jamais monté ni fait de film.

Avez-vous eu des aides ?

La mairie et le département. La mairie m’a financée autour de 1000 euros, me semble-t-il.

Ils se sont beaucoup impliqués ?

Énormément, surtout dans la diffusion, et grâce à la mairie de Saint-Denis aujourd’hui, on a la salle. Et puis pas seulement, la mairie était présente quand il le fallait, le département aussi.

Donc vous avez trouvé de l’aide.

Un soutien, une écoute au-delà de l’argent. Au-delà de ce film, on travaille beaucoup avec la maire de Saint-Denis, il y a des financements qui sont dégagés…

Et le tissu associatif vous a aussi aidé ?

Oui, l’association Citoyenneté Jeunesse, dont le siège est à Pantin, et même le département, car les projets que vous voyez dans le film sont financés par le département, donc Culture et Art au Collège, CAC, qui a financé à la fois le projet vitrail et le projet clip.

Quel est l’avenir de ce film ?

L’avenir, déjà, c’est sur la plate-forme numérique DSDEN de l’Education nationale, ce qui fait que le film est visible sur la plate-forme au niveau national. Ça, c’est plutôt pas mal. Je l’ai quand même envoyé à des festivals, sait-on jamais, même si c’est un premier film imparfait, dont la naïveté, pour moi, est très belle. Mais au niveau du son, je ne sais pas s’il peut aller très loin au niveau du festival, je ne suis pas sûr. Il faudrait qu’il soit diffusé dans les écoles pour faire connaître la SEGPA, c’était sa vocation première, c’était le but à la base : faire connaître la SEGPA dans ce qu’elle est réellement.

Je reviens une dernière fois là-dessus : quels sont les modèles qui vous ont inspirés pour ce film ? Artistiques, culturels…

Artistiquement, c’est une sorte de critique, de commentaire autour d’un tableau, celui de Velázquez, Les fileuses. C’est peut-être un film qui essaie de répondre à une question : pourquoi Velázquez a effacé le visage d’Arachnée, ou d’une femme, d’une fille, qui est au milieu de ce tableau. Ce que j’essaie de faire avec ce film, c’est de répondre à cette question. Je mets, à la place du visage de cette femme qu’on ne voit pas, le visage de mes élèves. C’est mon hypothèse de travail totalement invraisemblable, mais c’est ma façon de voir la littérature et, en général, la vie : quelque chose d’invraisemblable.

Réalisateur :

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Durée : 36 mn


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