« En écrivant je me demande toujours quel est le concept (…) Le film est assez violent contre le pouvoir. Et quelques soient les coupes, chaque scène fait partie du concept de base. » C’est ainsi que Youssef Chahine conçoit son travail. Cette phrase, qu’on lit distraitement dans le dossier de presse, nous reste dans la tête en voyant le Chaos. Elle en dit beaucoup sur la vision que Chahine a du cinéma. Le film comme une totalité dont chaque partie porte l’idée maîtresse, une écriture qui ne permet rien au hasard, un travail de dramaturgie attentif dans laquelle chaque personnage, chaque regard, chaque réplique boucle un concept, une réalisation dans laquelle le moindre plan est choisi pour porter la réflexion motrice de son auteur. Quelle nostalgie pour un cinéma qui n’est plus et en même temps quel piége ! Sortis de la salle, une seule question demeure : peut-on porter un regard sur le monde contemporain dans les formes révolues d’un art qui a subi des mutations foudroyantes ?
La réponse, comme chaque spectateur aura moyen de le constater, est non. Non sans douleur, on constate l’effondrement de la tentative de Chahine, et non sans peine on devra constater l’échec d’un film ambitieux mais raté. Le cinéaste se donne la tâche de mettre en garde l’homme d’aujourd’hui sur sa soif de pouvoir : celui qui est porté par l’argent, le sexe, la force, la réussite sociale. Il s’efforce, le temps d’un film de prendre en charge le spectateur et d’en relever la pensée par l’émotion, il croit dans la puissance cathartique de l’oeuvre d’art, il espère pouvoir ordonner le Chaos, le faire signifier, le rendre compréhensible ou tout du moins accessible. On veut croire que ce soit possible, mais pas de cette manière. Le fossé que le film creuse avec le public de son temps est insurmontable. On peut comprendre les raisons de ce film, on ne peut pas ne pas en voir les limites.
A chaque fois que l’on veut trop donner de sens, on tombe dans le piège d’enfermer l’art dans le langage. Ainsi, ici, tout est codifié et stérile. Les personnages sont de grotesques caricatures, les dialogues des explications redondantes, la musique une pièce à conviction. La mise en scène s’étouffe sur cette même logique démonstrative. Le découpage soumet l’espace et les situations aux enjeux de la narration, les mouvements de caméra enferment toute nuance possible. Preuves, parmi d’autres, en sont les recadrages fréquents qui isolent le personnage figeant son visage dans l’expression qui pourrait le résumer entièrement.
C’est ainsi d’ailleurs qu’est présenté Hatem, le policier le plus laid qu’on puisse imaginer, qui tient sous sa main de fer un entier quartier du Caire. Parce qu’il y a bien une histoire, elle aussi terriblement conventionnelle et tristement prévisible… Au méchant Hatem, (chauve, petit et gras) nul peut s’opposer sinon le valeureux procureur (jeune, beau et cultivé) : au pouvoir obtenu avec la force s’oppose le pouvoir de la Loi et de la connaissance. Entre eux, évidemment, une femme, vierge et innocente (belle mais pas trop séduisante)… Mise en danger par sa bonne foi, elle n’attendra que l’intervention du prince charmant, supporté par la révolte du peuple, sur laquelle les grues planeront solennelles…
Faire un film néoclassique est un possibilité légitime et parfois « salutaire » dans cette époque de relativisme qui tend à noyer toute idée dans l’opinion. Eastwood en fait, Cronenberg s’y essaye depuis quelque temps… Encore faut-il pourtant avoir de la finesse, qualité qui manque incontestablement au Chaos. On fait ici un saut dans le temps d’au moins un demi siècle mais sans un minimum d’affinement : un film qui est vieux dans ses formes risque de devenir ringard dans ses idées.