L’Anguille (Unagi – Shohei Imamura, 1997)

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OEuvre symbolique et philosophique jouissant d’une extrême densité d’écriture, mais cultivant la transparence en tant qu’histoire ancrée dans le quotidien, « L’Anguille » est une oeuvre fascinante dans sa façon d’aborder la question humaine comme parcelle de nature.

L’aliénation du quotidien

Afin d’aborder les différentes réflexions initiées par le film, il semble nécessaire de se pencher sur l’histoire qu’il raconte. Takuro (Koji Yakusho), homme d’âge mûr, est l’archétype du japonais moyen. Plongé dans une routine qui le partage entre son travail, les transports en commun et son épouse, étrange de perfection, sorte d’icône sans relief de la housewife dévouée et souriante, Takuro ne s’autorise qu’une seule activité récréative dans ce quotidien millimétré ; la pêche, moment d’évasion et de méditation au sein de la nature. Jusqu’au jour où ce quotidien se voit tourmenté par une mystérieuse lettre anonyme, lui annonçant que sa femme lui fait des infidélités durant ses sessions de pêche nocturnes.

La nuit suivant cette découverte, Takuro écourte son escapade, et surprend sa femme avec son amant en plein ébat. Sans la moindre hésitation, ni la moindre émotion apparente, il massacre l’intrus et sa femme par d’innombrables coups de couteau. L’homme prend alors son vélo, tel un zombie désincarné, spectateur impuissant de ses actes, et se dirige, couvert du sang de sa défunte épouse, au commissariat le plus proche pour se rendre à la justice. Huit ans plus tard, Takuro est mis en liberté conditionnelle sous la responsabilité d’un bonze, à qui il doit transmettre un rapport de ses activités à échelle régulière. Fort d’un apprentissage du métier de coiffeur durant ses années d’incarcération, il décide alors de réaménager en salon de coiffure un local désaffecté, placé sur les quais d’une friche industrielle, à l’extérieur de Tokyo. Plongé dans un quasi-mutisme, Takuro entretient une distance de sécurité avec le voisinage. Il ne se confie qu’à son anguille apprivoisée, créature impassible et gracile, ondulant inlassablement dans son aquarium.

La fameuse anguille, parlons-en, serait au film ce que le monolithe est à 2001 (Stanley Kubrick, 1968) ; une porte d’entrée aussi vertigineuse qu’opaque, vers les grandes énigmes inhérentes à l’existence. Si pour Imamura, l’homme est une anguille comme les autres, alors l’introduction du film montre de manière assez littérale l’environnement citadin, et le mode de vie qui lui est attaché, comme un aquarium où les humains vivent en captivité. Cadre qui ne peut qu’aboutir, à terme, à une forme d’asphyxie.

 
 


 

Entre nature et civilisation

Alors que Takuro vient d’installer son petit commerce, il est rapidement confronté à l’apparition de Keiko, une jeune femme qu’il trouve inanimée, gisant à côté d’un tas de médicaments. En prévenant rapidement les secours, il empâche la tentative de suicide d’aboutir. Éternellement reconnaissante, la jeune citadine se résout à ne pas rentrer chez elle, et deviendra l’assistante de Takuro dans son salon de coiffure.

D’une certaine façon, chacun des personnages semble devoir affronter la mort – de soi ou d’autrui – afin de libérer son existence. Le meurtre fonctionne comme la clef du cadenas existentiel des deux protagonistes, leur permettant de reprendre contact, pas à pas, avec une forme de sérénité. Pour Takuro, la réinsertion passe par la contrainte. Du moment où celui-ci se rend aux autorités, et ce, jusqu’à l’issue de l’histoire, l’homme s’inflige un mode de vie précaire ; d’abord en se jetant lui-même derrière les barreaux, puis, une fois libéré et installé, en refusant de sociabiliser, d’aimer, de boire, ou de jouir des plaisirs de la chair. Sorte de parcours initiatique où il faudrait s’affranchir des plaisirs fondamentaux, afin de réapprendre son rapport au monde et sa place dans la nature, l’idée originale consiste à ne jamais montrer ce programme restrictif comme une repentance. En effet, l’homme ne regrette à aucun moment son acte, ne cherche d’ailleurs jamais à pardonner à sa défunte épouse, mais se pose simplement une question ontologique fondamentale : pourquoi et comment un homme peut-il commettre le geste de mort sur autrui ? L’énigme de son intériorité deviendra donc naturellement le moteur de sa nouvelle vie, dans la perspective d’une reconstruction, et d’une libération progressive.

A la manière de cette anguille, que l’on découvre, tel un prolongement de son âme, dans un sac en plastique tenu fermement par Takuro, le poisson dispose seulement d’un fond d’eau pour assurer ses fonctions vitales. Au fur et à mesure des évolutions de Takuro, l’animal aura proportionnellement accès à des espaces de plus en plus spacieux ; une bassine, puis un aquarium rempli à ras-bord, jusqu’à finalement recouvrir sa liberté dans les eaux de la rivière, à l’issue du film.

Quant à Keiko, initialement emmêlée dans une histoire d’amour toxique sous couvert d’enjeux financiers, elle apprendra au travers d’un quotidien vétuste à recouvrer son espace vital. Terrifiée par sa mère, femme sénile dont l’état semble symptomatique du mal citadin dépeint par le film, Keiko craint que la folie soit inscrite dans ses gênes. Dans un premier temps, l’extraction à son milieu d’origine apparaîtra comme un remède partiel, et les rencontres faites au salon de coiffure feront l’effet d’une régénérescence. Plus particulièrement, ses rapports avec Takuro, homme dont la discipline le pousse à se préserver des tentations extérieures, obligeront Keiko à apprendre à dompter ses pulsions, et à gérer son insatisfaction chronique. Car chaque démonstration affective de la jeune femme à l’égard de Takuro, sera coup sur coup ignorée, ou rejetée.

Ce que le film dépeint dans son récit avec une fluidité très belle et subtile (car toujours soucieuse des micro-détails de la vie quotidienne), c’est que la discipline que l’homme s’applique à lui-même procure des effets palpables sur son entourage, tel un débordement d’énergie fertile. Durant une session de pêche avec son camarade Jiro, ce dernier lui racontera d’ailleurs le cycle de vie d’une anguille, qui après avoir parcouru deux mille kilomètres, déversera sa semence dans les eaux proches de l’équateur. Les femelles présentes seront alors inséminées à distance, portant en elle la progéniture d’un père inconnu.

L’anguille ne parle pas

Ce récit parallèle, agissant comme élargissement des thématiques, et comme valeur symbolique des schémas déterminant les hommes, montre la nature comme un domaine impérieux, chuchotant les issues de l’intrigue à l’oreille du spectateur avec un temps d’avance. Imamura, en tant qu’auteur, se place à une distance plus ambiguë ; épousant naturellement dans son film un point de vue englobant, il opère un va-et-vient constant entre une distance ethnologique, et une proximité empathique – à la fois dans les choses, et à l’extérieur. Tour à tour, la caméra s’introduit dans les névroses de Takuro et Keiko, représentant de manière graphique leurs hallucinations et obsessions sous forme de visions subjectives oniriques, correspondant à diverses déformations de la perception. Dans le même temps, un autre système formel s’attache à observer, avec une élégante sobriété, les trajectoires des personnages, leurs collisions et leurs actions, comme des parcelles de nature évoluant dans son berceau terrien.

Cette lecture animiste du monde distillée par Imamura, héritier légitime des grands maîtres japonais (Ozu en tête, dont il était le premier assistant dans les années 1950), se voit malgré tout nuancée, de manière plus sous-jacente, par une forme d’irrévérence à l’endroit de la dévotion accordée à la Nature dans la civilisation japonaise. En effet, il semblerait que Imamura finisse par faire d’elle (dans sa façon de mettre à l’épreuve les hommes dans leurs expériences, d’exiger leur vénération sans pour autant leur apporter la moindre consolation existentielle) une entité plus moqueuse que sage. Des plans à répétition sur un crapaud par exemple, croassant à chaque tentative ratée de Keiko d’attirer l’attention de Takuro, semble fonctionner comme une ponctuation ironique, presque rieuse, aux tentatives entreprises par le personnage.

A la suite d’une résolution extrêmement violente dans le salon de coiffure, où tous les personnages finiront par se battre dans une confusion inouïe, chacun restera en proie à son propre chaos. Keiko finira enceinte, telle une anguille femelle, d’un père inconnu, confirmant la véracité des schémas observables dans la nature, mais leurs voies demeureront impénétrables. Tandis que l’un des voisins consacre son existence à attendre l’arrivée d’extra-terrestres, sous un étrange chapiteau lumineux dont on doute de l’efficacité, qu’un éboueur ayant assassiné son épouse et sa belle-mère continuera d’interpeller Bouddha en vain, les autres seront également condamnés à subir le mutisme des forces extérieures.

Dans un happy-end relatif, tous fêteront ensemble leur liberté retrouvée, en communiant, réunis autour d’un verre, lors d’une cérémonie brouillonne et joyeuse. Telle une gitane, Keiko dansera derrière un voile de soie, reproduisant une scène précédente du film, où sa mère entreprenait la même chorégraphie. Dans ce climat d’incertitude, Takura libérera son anguille, acceptant de fait de se libérer lui-même. Une forme de lâcher-prise, de sentiment tragique, envahit aussi l’espace en cet instant ; après tout, l’anguille ne lui a jamais répondu.

Titre original : Unagi

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Durée : 118 mn


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