L’Ange exterminateur (El Ángel exterminador – Luis Buñuel, 1962)

Article écrit par

L’espace selon Buñuel : une substance surréaliste.

Alors que la nuit tombe, des domestiques s’affairent dans une imposante bâtisse siégeant fièrement rue de la Providence : ce soir, le maître des lieux organise une réception où toute l’élite du quartier est conviée. Partant de cette situation en tous points ordinaire, Luis Buñuel subvertit le réel par une accumulation de signes qui opèrent un glissement progressif, mais rapidement notable, dans l’étrangeté et l’absurde – ainsi, l’idée-force du récit, bien qu’invraisemblable par essence, surviendra presque de manière naturelle dans l’enchaînement des évènements. Il y a, déjà, le comportement curieux des domestiques qui, comme poussés par une force indéterminée, quittent la demeure les uns après les autres, sans manifester la moindre crainte à l’idée d’être renvoyés. Ce sont, ensuite, ces inexplicables et fugitifs bégaiements du récit à partir de l’arrivée des hôtes, où certains plans et situations se voient répétés à l’identique, instillant un trouble aussi diffus qu’hallucinatoire.

 

 
 

L’espace qui en savait trop

L’Ange exterminateur joue d’emblée avec les codes théâtraux inhérents à la délimitation de son espace unique : aussi, tout l’enjeu des premières minutes ne consiste qu’en sorties (les domestiques) ou entrées de personnages (l’arrivée imminente, attendue, et bientôt actualisée, des convives). D’abord circonscrite à la demeure toute entière, l’action se resserre ensuite sur un salon dont les personnages, au terme de la soirée, ne parviendront pas à s’extraire. Ici, pas de vaisseau dérivant au fin fond de l’univers, de refuge cerné par une tempête, ou de lieu dédié à une négociation relative à quelque affaire, mais un espace pur, nu, connoté certes, mais diégétiquement indépendant de toute considération extérieure. L’intention première des personnages – sortir – butte littéralement sur le paradoxe d’une béance qui fait obstacle, l’énigme d’une frontière définie par son absence même : le salon, bien que visiblement ouvert sur une pièce attenante selon une configuration tout à fait banale, reste, de manière inexplicable, clôt sur lui-même, infranchissable. En cela, L’Ange exterminateur s’assimile à une forme de huis clos réflexif et radical, où le lieu de l’action se verrait doué de qualités presque subjectives – un espace, sinon pensant, du moins tout-puissant, qui maintient ses hôtes prisonniers sans raison apparente, au mépris de toute compréhension logique.


Une scénographie du tout visible

Pour le reste, Buñuel s’inscrit dans une démarche de huis clos plus commune, où l’espace agit comme réceptacle et catalyseur d’énergies contradictoires. Lieu par excellence de tensions cristallisées et exacerbées, le salon de L’Ange exterminateur se fait alors l’agent d’une mise à nu de la nature pulsionnelle des êtres. La dynamique, bien que classique, n’en demeure pas moins paradoxale, le développement du dispositif théâtral procédant d’une perte progressive des masques et rôles sociaux de chacun. On tente de préserver les apparences, notamment en nettoyant la « scène » des déchets qui s’y accumulent, mais rien n’y fait : implacablement, la souillure fait son nid, les paroles et les actes se radicalisent. La proximité aliénante imposée par l’espace unique nie toute intimité, et le salon devient le lieu d’une transparence absolue des contacts – comment dissimuler ou cultiver un quelconque secret dans de telles conditions ? Même les petites cavités incrustées dans les murs du salon, ces petits refuges à l’abri des regards où chacun aime à se réfugier un temps, finissent par ne plus remplir leur fonction (les cadavres qui s’y entassent font tôt ou tard leur retour). Le lieu de l’action est donc pris dans une tension dialectique inhérente à sa nature et sa fonction : entre transparence totale (d’une architecture et, ce faisant, des contacts humains en son sein) et opacité irrésolue (l’argument sur lequel repose son pouvoir de claustration, rétif à toute explication rationnelle).

 

 
 

Symboles chimiques

L’argument métaphorique apparaît cependant comme la clef d’entrée la plus évidente pour appréhender le côté retors du concept sur lequel repose le film : chez Buñuel, la vie bourgeoise constitue au sens littéral un véritable huis clos, où chacun se retrouve prisonnier de convenances sociales qui nient les pulsions inhérentes à la nature humaine. L’espace est le révélateur de cette hypocrisie, celui par qui la vérité survient, scandaleuse et implacable. Par l’attention portée à ce qui excède le visible, à ce reflux des profondeurs de l’être en sa surface, L’Ange exterminateur se donne comme un précis habile et drôle du comportement humain, bien que sa portée dénonciatrice paraisse aujourd’hui quelque peu élimée. Sa manière de faire coexister divers caractères pour ausculter au scalpel leur cohabitation pourrait faire penser à une forme d’expérimentation scientifique, en créant les conditions d’une réaction chimique à fort potentiel explosif. Ce serait faire abstraction, néanmoins, de la démarche d’un film qui refuse le regard clinique et se moque, certes, mais ne méprise pas les individus.

Titre original : El Ángel exterminador

Réalisateur :

Acteurs : , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 93 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…