La Solitude des nombres premiers

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Le contraire d´une << success story >>.

Ceux qui veulent voir des héros réussir leur carrière, prendre conscience à temps qu’ils sont fous amoureux, rayonner de bonheur, et pleurer en chœur sans un seule goutte de morve au bout du nez devront passer leur chemin… La Solitude des nombres premiers est un film d’horreur, totalement premier degré qui refuse les compromis et la distance. Exit l’élégance, les poses sophistiquées, la psychologie analytique, les « où vais-je, où cours-je » de circonstance assaisonnant traditionnellement toute bonne romance compliquée. Mattia et Alice ne maîtrisent rien de leur vie, et foncent droit dans le mur, au risque de finir comme deux épaves au bord de l’autoroute. Le mascara dégouline. C’est peut-être anecdotique, mais c’est moche et ça fait mal.

Saverio Costanzo transforme le best-seller de Paolo Giordano en thriller baroque, avec tout ce que le terme peut contenir d’outrancier. « Barroco » s’applique à une pierre irrégulière, mal polie en somme… grossière, quoi. Dans un refus total d’intériorité, les gros plans immersifs, tels des miroirs grossissants, nous contraignent à observer la souffrance psychique des deux anti-héros sous toutes ses coutures les plus physiques : tatouage, cicatrice, scarifications, anorexie… Freaks ? Ceux qui affichent fièrement leur maquillage permanent sont bien plus aberrants, même s’ils sont légions à Hollywood. Caricatures ? On sait tous qu’un renard coincé dans un piège à mâchoires se rongera la patte plutôt que d’être achevé par le chasseur. Il n’en parlera pas à son psy, ni avant, ni après. Mattia et Alice sont comme deux animaux estropiés. Ils n’ont pas eu le temps de se positionner sur leur passé, de prendre du recul, de méditer : ils sont aux premières loges de leur vie. Ils n’en ont pas vu le film avant. Leurs corps meurtris en font les frais. C’est leur épiderme qui nous est donné à voir.

« Qu’est-ce que ça veut dire la normalité ? »

L’instinct de survie de Mattia et d’Alice confine à l’autodestruction : « ni avec toi, ni sans toi »… Au risque d’être violemment reçu, Costanzo pousse à bout les disproportions, jusque dans le devenir charnel des protagonistes. Les codes du film d’épouvante viennent enfler nombre de scènes a priori anodines : spectacle de l’école, goûter d’anniversaire, boum du collège, conciliabules de parents inquiets dans la cuisine, humiliations de vestiaires, envies de pipi… Les tranches de souvenirs, aussi vifs qu’au premier jour, sont empilées et articulées entre elles jusqu’au dénouement, nous permettant de raccommoder peu à peu les vieilles frusques de leur histoire.
 

Le film d’angoisse cède tour à tour au soap pour midinettes, à la comédie sentimentale mainstream, au reality show cruel… Entre ressenti à fleur de peau et narcissisme superficiel, ces mises en scène du soi, ces cadrages égocentrés aux arrières plans flous, ressemblent furieusement aux nôtres. Et quand Alice décharnée, fardée comme une pute qui serait restée trop longtemps sous la pluie, pousse à fond Kim Carnes – Bette Davis Eyes – pour ouvrir, sept ans plus tard, sa porte à Mattia, adipeux et taciturne, certes, mais qui trouve encore le moyen de lui gémir qu’elle est belle : les cyniques pourront toujours rire, les autres resteront cois devant la sincérité de ces deux clodos, finalement peu sensibles aux apparences. On ne mendie pas toujours pour de l’argent…

Peu importe le trauma d’origine, nous sommes tous les monstres d’un cirque. « L’Enfer c’est les autres », les costumes qu’on endosse dès l’enfance, ceux qui nous stigmatisent, nous enferment ou nous rejettent. Pas besoin de croiser un tueur en série : rares sont les victimes assez fraîches pour pouvoir en témoigner, de toutes façons. Cette Solitude est comme un gros chagrin : inconsolable, lourde, irrationnelle, clichée, profondément humaine, dans tout ce que l’homme a de plus sauvagement anormal. On pardonne quelques poncifs maladroits, notamment, lorsque Costanzo s’aventure, heureusement pas trop, dans un symbolisme allégorique à base de tunnels de végétation, probablement pour matérialiser l’idée de réminiscence. Dans un cinéma international édulcoré où un Michel Simon, s’il était vivant, ne décrocherait certainement pas le moindre rôle, cette absence revendiquée de contenance, de mesure, de bon goût, de bon sens et de glamour ne peut que nous troubler, voire même nous émouvoir.

Titre original : La Solitudine Dei Numeri Primi

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Durée : 118 mn


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