
Making a living (1914), premier film de Chaplin pour la Keystone
Un projet titanesque
Dès 2003, la première étape du projet – et pas des moindres – a consisté en une centralisation des copies complètes ou fragmentaires provenant des collectionneurs privés et des cinémathèques, éparpillées aux quatre coins du monde. Mais les bobines sont en mauvais état. Très populaires à l’époque, les films ont été usés jusqu’à la corde par les différentes projections (souvent sur des appareils de mauvaise qualité) et leur mauvaise conservation. Certaines séquences resteront perdues à jamais faute de pouvoir les restaurer et un seul film – Her Friend The Bandit – sur les trente-cinq reste aujourd’hui encore introuvable. Les techniciens ont comparé image par image les négatifs pour déterminer les meilleurs éléments à garder et sont parvenus à reconstituer ce puzzle géant s’étalant sur des kilomètres de bobines.
Même si au montage final les images (provenant de différentes sources et formats) sont d’une qualité inégale, leur restauration a permis de retrouver une grande netteté grâce aux retouches numériques réalisées au cas par cas. Elle a également permis de ralentir le rythme afin d’atténuer les mouvements saccadés des images tournées en dix-huit images par seconde et surtout la frénésie des gestes des acteurs. Chaque film se voit aussi augmenté d’un accompagnement sonore original, réalisé par des célèbres improvisateurs/compositeurs actuels du cinéma muet, tels que Neil Brand ou Robert Israel (spécialiste des films de Keaton). Le tout a été sauvegardé sur un négatif dont la durée est estimée à environ mille ans. Il fallait au moins ça pour ce génie du septième art.

Naissance d’un vagabond
Mack Sennett, un des cinéastes les plus importants du cinéma muet, celui que l’on nommait « le roi de la comédie » aux Etats-Unis, fonde les Studios Keystone en 1912. On y tourne alors frénétiquement un film tous les deux jours. En 1914, Charles Spencer Chaplin, acteur de music-hall anglais, y fait son entrée. Dès son deuxième film – Mabel’s Strange Predicament – (une semaine après son arrivée à la Keystone seulement), le Vagabond tel que nous le connaissons fait sa première apparition. En moins d’un an, sans que les spectateurs connaissent son nom, Chaplin devient The Tramp, le plus populaire des personnages comiques et figure en un temps record parmi les acteurs les plus célèbres de l’époque, tels que Mabel Normand ou Roscoe « Fatty » Arbuckle (un peu oublié aujourd’hui, il fut un des premiers acteurs du cinéma a gagné plus d’un million de dollars par an).
Personnage inventé par Chaplin (1), l’acteur pose presque immédiatement les bases d’une posture et d’une gestuelle qu’il n’aura de cesse d’affiner pendant sa période Keystone. Car il faut bien le dire, les films keystoniens sont des « produits » comiques avec un cahier des charges bien limité. Proche de l’univers des bandes dessinées avec ses policiers moustachus à matraque, les premiers films de Chaplin enchaînent les gags assommants (au sens propre comme au figuré), particulièrement violents, à base de lancers de briques, de coups de poings au visage, de coups de pieds aux derrières, d’expressions pour le moins outrancières (on pense au jeu lourdingue de Ford Sterling, le roi du strabisme) et aux scénarios qui ne s’enquièrent guère d’originalité. Au point même d’utiliser les mêmes situations, les mêmes gags, les mêmes personnages stéréotypés et les mêmes chutes (aquatiques souvent). Et pour cause, à la Keystone, on tourne vite et sans trop se poser de questions : les raccords sont approximatifs et les gags trouvés sur le tas.
Chaplin n’échappe pas aux contraintes comiques imposées par Sennett. Il est assez surprenant de le voir castagner tout ce qui bouge, avec brutalité et sans considération de genres. Tout le monde – hommes et femmes – en prend pour son grade et pour pas un rond, et si possible en pleine figure. Les personnages qu’il incarne louchent (!), sont grossiers, lubriques, sortent la langue autant pour signifier la faim, la soif, que le désir pour une femme.

Mabel’s Strange Predicament (1914), première apparition du Vagabond

Getting Acquainted (1914) notamment aux côtés de Mabel Normand et Mack Swain
The Keystone Project peut être un objet précieux pour les amoureux de Chaplin. On découvre l’acteur dans d’autres rôles comme dans son premier film Pour gagner sa vie (Making a living) où il campe un journaliste sans scrupule ; dans Madame Charlot (A Busy Day) où il apparaît déguisé en femme, ou lorsqu’il montre son beau visage sans grimage dans Charlot grande coquette (The Masquerader). Mais The Keystone Project demande une patience à toute épreuve : il faut attendre la fin du troisième dvd pour commencer à voir poindre autre chose que des fricassées de phalanges et des chutes à gogo qui ne font pas forcément rire les spectateurs modernes que nous sommes. Et malheureusement, on ne croustille pas bien longtemps, juste le temps de voir le premier long métrage de l’histoire du cinéma (réalisé par Mack Sennett), Le Roman comique de Charlot et Lolotte (Tillie’s Punctured Romance), dans lequel Chaplin occupe un rôle secondaire aux côtés de l’imposante Marie Dressler.
On comprend l’excitation qu’a dû susciter l’entreprise d’un tel projet et l’importance de cette période dans la filmographie de Chaplin, mais le coffret semble davantage un outil à l’usage des chercheurs et théoriciens du maître du burlesque par son contenu inédit et exhaustif. Car la période Keystone, si elle a posé les bases d’un genre cinématographique – le burlesque – et propulsé tous les grands comiques américains du muet dont Chaplin, rapidement adulé, souffre du caractère répétitif et rébarbatif des scénarios et des gags. Mais le futur réalisateur du Kid aura la bonne idée de devenir le seul maître à bord de ses films, et donner sa pleine expression au vagabond, qui deviendra en quelques années, le personnage de cinéma le plus connu au monde.
Bonus
Les bonus sont peu nombreux. On peut y découvrir un extrait de A Thief Catcher, dans lequel Chaplin, déguisé en policier, fait une apparition éclair, ainsi que deux documentaires très instructifs, Au cœur du Keystone Project et Silent traces, l’un expliquant les étapes et les conditions de restauration des bobines, l’autre montrant ce qu’il reste des lieux de tournage de la Keystone à Los Angeles. Enfin, on pourra remarquer la rapidité avec laquelle la silhouette de Charlot fut exploitée à travers Charlie et sa belle (Charlie’s White Elephant), un dessin animé de 1916 le mettant en scène.

(1) Dans son autobiographie, Chaplin écrit : « Je n’avais pas la moindre idée du type de maquillage que je devais appliquer. Je n’avais pas aimé mon costume de journaliste [dans Making a living]. En me rendant à l’atelier des costumes, je pensais m’habiller avec un pantalon large, de grosses chaussures trop grandes, une canne et un chapeau melon. Je voulais que tout soit contradictoire : le pantalon large et la veste serrée, le petit chapeau et les chaussures trop grandes. Je n’avais pas décidé si je devais paraître vieux ou jeune, mais en me souvenant que Sennett s’attendait à rencontrer un homme nettement plus âgé, j’ajoutais une moustache, qui, pensais-je, me donnerait quelques années de plus sans masquer mon expression. Je n’avais aucune idée du personnage. mais aussitôt habillé et maquillé, je commençais à ressentir le caractère de Charlot, le vagabond. Je l’apprivoisais. Le temps que j’arrive sur le plateau, il était né ».
(2) Charles Chaplin, Mon autobiographie.
