Éloge du mineur
Le premier long-métrage de Koji Fukada, sorti au Japon en 2008 et jusqu’alors invisible en France, se présente sous la forme de trois petites histoires. Une amante contrariée rencontre une nouvelle amie au théâtre, une photographe prépare une exposition et peine à attirer du public et un futur père perd son bras dans un accident de voiture. Si, dès le titre, le grand ensemble romanesque éponyme de Balzac est convoqué, c’est à travers un espace-temps bien moins grandiloquent. Les décennies retracées par des dizaines de romans se transforment en semaines, traversées par une poignée de personnages. Les décors, majoritairement des intérieurs, sont restreints. La deuxième histoire se déroule presque entièrement dans une galerie d’art. La photographe rencontre par hasard une autre artiste, exposant au même endroit la semaine suivante. En regardant les photos accrochées, la deuxième interroge la première sur ce qui semble être une erreur de mise au point. Cette dernière avoue n’avoir pas remarqué que seul l’arrière-plan était net. La visite se poursuit, et au fur et à mesure des questions, on mesure l’étendu de l’écart technique et théorique entre les deux personnages. Le rythme lent et doux propre à une visite de musée et les sourires gênés et polis se révèlent être les conditions idéales de la naissance d’une gêne qui prend peu à peu toute la place. Une situation a priori inoffensive se converti alors en un grand moment à la fois comique et pathétique. Placé face à quelqu’un qui connaît bien mieux son sujet, la médiocrité du personnage ressort de manière évidente. Pourtant, plutôt que de la regarder de haut avec un air moqueur, Fukada préfère se placer à son niveau, en tissant des liens esthétiques entre son film et sa photo floue. Tourné en numérique, choix encore minoritaire dans la seconde partie des années 2000, l’image du film participe à lui donner son aspect « mineur ». Le cinéaste s’oppose à un cinéma que l’on qualifiera ici de « majeur », avec une image argentique plus contrastée et aux flous plus élégants. Il préfère agir en vilain petit canard, et nous donne à voir une image où tout les plans semblent nets de la même façon, tout en ayant l’air paradoxalement un peu flous. Cette ambivalence semble se poursuivre dans ses films suivants, comme par exemple dans Le soupir des vagues, sorti en 2018. Il y détourne sa promesse spectaculaire – un homme aux pouvoirs mystérieux échoué sur une plage indonésienne et des habitants encore marqués par le souvenir du tsunami de 2004 – pour s’attarder sur le récit intimiste d’amours naissants entre jeunes adultes.
Irréductibles écarts, maladie incurable
La référence à Balzac ne s’arrête pas au titre. Fukada convoque l’écrivain français de façon ludique, en réunissant des histoires séparées grâce à la présence de personnages récurrents, mais pas seulement. Le principe de fresque sociale et historique n’est pas complètement abandonné par le cinéaste. Il se place lui aussi en analyste de son époque, de ses mœurs, de ses modes de relations et de la solitude dont il fait un motif majeur. Un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzche est découpé en trois parties, chacune marquant le début d’une histoire. Quelle douceur n’y a-t-il pas dans les mots et les sons ! Les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires jetés entre des êtres à jamais séparés ? À chaque âme appartient un autre monde, pour chaque âme tout autre âme est un arrière-monde. C’est entre les choses les plus semblables que mentent les plus beaux mirages ; car les abîmes les plus étroits sont les plus difficiles à franchir. L’incommunicabilité est ici prise comme une fatalité. Au fond, les individus restent tous inconnus les uns des autres. Le cinéaste a l’intelligence de ne pas accorder de façon évidente sa forme à la noirceur de cette idée. La caméra placée à distance des personnages n’embrasse pas leurs états-d’âme et l’épuration du paysage sonore donne une impression de tranquillité. Dans la dernière histoire, Fukada se permet tout de même de prendre des accents plus sombres, d’abord en choisissant comme cadre central le monde hospitalier. Renversé par une voiture, un homme tombe dans le coma. Lorsqu’il se réveille, il découvre que son bras a été amputé. Victime du syndrome du bras fantôme, il va alors devoir apprendre à vivre sans. Un analogie visuelle se construit avec l’idée centrale du film : d’un côté un lien organique entre notre corps et le monde, à la fois absent et présent car débarrassé de son enveloppe charnelle et de l’autre un lien plus spirituel qui uni les hommes, au caractère évanescent et abstrait, les ponts imaginaires de Nietzche. Son bras fantôme lui cause des douleurs insupportables. Lorsqu’il s’énerve, sa main disparue se crispe, et ses ongles s’enfonce dans sa peau : impossible pour lui de desserrer, et alors le sang coule. Si résilience il y a, sa mise en narration reste loin des poncifs contemporains. Le travail effectué par le médecin n’empêchera le personnage de se faire renvoyer et d’entrer dans un terrible dispute avec sa femme toujours irrésolue à la fin du film. Au fur et à mesure des séances, la recherche semble ne pas pouvoir aboutir et pourtant c’est auprès du médecin que le patient retrouve un semblant de vie. Vagabond mou à l’extérieur – colérique et cocu et donc loin du stéréotype élégant accolé à ce type de personnage – dans le cabinet il finit par retrouver une forme de puissance érotique, confisqué du fait de son handicap par le monde capitaliste et son imaginaire eugéniste. Suite à long processus de dialogue, de suggestion, de schématisation, le médecin propose un tentative de résolution. Grâce à un système mécanique loin de l’imagerie médicale moderne il cherche à agir sur la psyché du patient. Dans une boîte avec deux fentes séparées par un miroir à double face, ce dernier doit introduire ces deux bras avec les poings serrés. Celui qui existe encore se reflète dans le miroir, et alors en le desserrant, le patient doit avoir l’illusion de parvenir à desserrer sa main fantôme. Les gros plan, la lenteur de l’exécution des gestes, le silence et la peau nue qui se reflète lui donnent à nouveau droit à la grâce et à la sensualité.