Je suis un no man’s land

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Optant pour le désamorçage progressif de ses velléités fantaisistes, l’étonnante mise à nue du monstre loufoque Philippe Katerine, Thierry Jousse propose un second film drôle et très émouvant.

Le deuxième film de Thierry Jousse a le grand mérite de ne dépendre d’aucun système, aucun dispositif longtemps identifiable, le « prétexte » Philippe Katerine apparaissant au final comme bien moins qu’un certificat de loufoquerie. Si l’acteur-chanteur est ici au centre de toute la structure du récit, c’est pourtant moins à la contamination du film, des scènes par la folie douce faisant désormais sa réputation qu’à un progressif « retour au réel » que nous assistons. Ce chanteur star retournant soudain à la case départ (le film débute sur une entrée en scène pour mieux zapper la performance, privilégiant vite les coulisses, puis le ramenant à son village de naissance, au foyer familial enfin) s’avèrera finalement moins vecteur de spectacle ou de fantaisie que spectateur dépassé d’un retour aux origines redessinant son destin.

En ce sens, Jousse se révèle, malgré la grande différence des sujets, assez fidèle aux directions esthétiques empruntées dans Les Invisibles, où un ingénieur du son était sans cesse amené au constat de l’impossibilité de l’action, les diverses pistes maniéristes de la mise en scène ne dépassant jamais le stade de l’esquisse, d’un possible sans cesse différé. Je suis un no man’s land est quant à lui la scène d’un constant désamorçage des références, inquiétant presque dans sa première demi-heure par une fantaisie un peu forcée – moins du côté de Katerine, donc, que de ses partenaires de jeu, Judith Chemla et Jean-Michel Portal –, la perspective lyncho-kubrickienne d’un récit édifié autour du non-sens ne manquant pas de laisser entrevoir les limites bien connues du « film de critique ».

La beauté du film est progressive, reposant sur la redécouverte, une fois le personnage de Katerine résigné à ne pouvoir quitter sa terre originelle, de ses parents, sa chambre d’adolescent, ses vieux amis. Moins fils prodigue qu’éternel enfant du pays, ce dernier sera accueilli sans hostilité, sa célébrité ne donnant lieu à aucune manifestation de mépris ou d’admiration de la part des autochtones – sinon un amusant duel au baby-foot avec son ex-meilleur ami, à la carrière sacrifiée –, l’exceptionnalité n’étant par ailleurs pas tellement le sujet du film. C’est le confort inattendu d’un homme n’étant peut-être jamais parti d’ici qui confère au film sa réelle étrangeté, sa profonde singularité. Katerine circule ainsi de chambre en jardin, de forêt en bar-tabac sans que rien ne vienne souligner le moindre décalage entre sa silhouette et ce paysage un peu morne.

Et force est de reconnaître qu’au jeu de la neutralité, de la soustraction, Philippe Katerine s’avère bel et bien un acteur formidable, pour ne pas dire bouleversant. Ses retrouvailles avec ses parents sont notamment d’autant plus belles que Jousse réussit à donner corps à une famille on ne peut plus crédible, tout sauf décalée. Jackie Berroyer incarne un père distant, ne semblant pas souffrir outre mesure du départ de son fils, tout en préservant dans cette sévérité une bienveillance laissant deviner l’affection. Aurore Clément, dans une poignante scène où elle annonce à son fils sa maladie, l’imminence de sa mort, tout en lui faisant comprendre que le vide de son absence est depuis longtemps comblé, imprègne quant à elle définitivement le film de l’aura mélancolique dont elle est coutumière, sans pour autant jamais verser dans le pathos.

Je suis un no man’s land apparaît donc comme un film plus intimiste qu’annoncé, Thierry Jousse voyant manifestement en son acteur – qu’il dirigea dix ans plus tôt dans un moyen métrage remarqué, Nom de code Sacha – un alter ego, un corps prédisposé à incarner un retour aux sources qui pourrait être le sien. Un peu bricolé, s’en tenant jusqu’en sa part la plus surréaliste – la love story entre Katerine et Julie Depardieu – à une esthétique « lo fi » lui conférant une fragilité bienvenue, Je suis un no man’s land a la grâce des films laissant le temps au temps, semblant découvrir leur raison d’être et leurs enjeux au fil des scènes et des idées. Un cinéma d’autant plus attachant que tirant profit de ses visibles incertitudes.

Titre original : Je suis un no man's land

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Durée : 92 mn


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