Jasmine

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L´amour au temps de la révolution iranienne en pâte à modeler.

La dernière fois qu’il l’a vue, c’était en mars 1979, avant de quitter Téhéran, juste après la chute du Shah. Lui, c’est Alain Ughetto, cinéaste d’animation passé par le reportage d’actu à la télévision ;  elle, Jasmine, jeune Iranienne rencontrée alors qu’elle étudiait le théâtre de l’absurde à Aix-en-Provence. Ensemble, ils ont vécu la révolution, dans les moments suspendus de septembre 1978 à mars 1979 où Alain avait rejoint Jasmine dans son pays. Trente ans plus tard, Ughetto retombe sur des lettres écrites sur aérogramme, des photos, des bouts de films en Super 8. Au moment de la séparation avec Jasmine, il a laissé tomber la pâte à modeler. Trente ans plus tard, il fait chemin retour, revient à ses amours d’alors : la jeune femme, et la pâte à modeler, grâce à laquelle il raconte leur histoire commune. Cette pâte, il la malaxe, donne vie à deux personnages malléables (elle bleue, lui jaune) à qui il peut faire raconter leur histoire, dans un Téhéran de polystyrène recréé derrière l’écran d’un petit cinéma de Marseille, l’Alhambra.

Aujourd’hui, Jasmine vit en Scandinavie, elle s’est mariée, a deux enfants et est devenue enseignante. C’est tout ce qu’on saura, c’est tout ce qu’Ughetto sait. D’eux aujourd’hui, on ne verra rien si ce n’est ses mains à lui qui travaillent la pâte, et qu’il appelle “pâte modelée”. On ne connaît pas le visage de Jasmine, son caractère ne filtre que des extraits des lettres qu’elle a adressées à Alain – et encore, elles datent. Plutôt qu’imaginer le présent, le cinéaste (César du meilleur court métrage d’animation en 1985 pour La Boule) convoque le passé et laisse s’exprimer la matière. Formidable idée que celle d’utiliser ici la pâte à modeler, qu’il peut sans cesse refaçonner pour recréer celle qu’il a aimée, telle qu’il s’en souvient ; et leur histoire telle que ses mains s’en rappellent, telles qu’elles la rêvent peut-être. Jasmine n’est pas un précis d’histoire iranienne : pourtant, Ughetto fait revivre l’arrivée au pouvoir de Rouhollah Khomenei avec une grande justesse, en mêlant les images Super 8 qu’il a lui-même tournées dans les manifestations (Jasmine est de l’autre côté de la rue, hommes et femmes ne défilaient pas côte à côte), conte modelé donc mais aussi archives de l’INA.

L’intime prime, c’est les souvenirs du couple plus que ceux du pays qu’il s’agit de dérouler. Ils s’écrivent pas à pas, au fil des réminiscences. Là, Alain avait dû se réfugier une nuit entière sur le toit de l’immeuble alors que le frère de Jasmine lui rendait une visite surprise ; ailleurs, il commençait à se sentir extérieur aux préoccupations des Iraniens. Le tournage s’est déroulé sur un an, réalisé image par image, à raison de 25 par seconde. 2910 plans constituent Jasmine, qui passionne aussi bien pour son artisanat qui s’accomode parfaitement des prouesses techniques que pour l’émotion qu’il dégage, tentative un peu folle de redessiner l’avant pour ne pas l’oublier. Le film est très beau pour ça, justement – s’il est forcément un peu nostalgique, il n’est jamais passéiste, n’exhume la relation révolue que pour ce qu’elle a été et parce qu’elle a changé deux vies à un moment donné, et non par tristesse de sa fin. Quand Ughetto finit par quitter l’Iran, au début 1979, il est persuadé que Jasmine le rejoindra quelques mois plus tard. Aujourd’hui, il sait qu’il n’en est rien. Il peut alors raconter, et laisser l’histoire là où elle est. Aux trois-quarts du film, le visage de Mahmoud Ahmadinejad apparaît, fugace : le présent a bien repris le dessus, c’est une nouvelle révolution qu’on devine, celle du soulèvement post-électoral de juin 2009. Trente ans plus tard, sans lui, et sans elle, simples figurines à nouveau rangées dans une boîte en carton.
 

Titre original : Jasmine

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Durée : 70 mn


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