Une main cherche son corps dans un Paris sauvage et bétonné, où la rame de métro et les tours de soixante étages forment le seul horizon. Cherchant de la hauteur, la main est guidée par une nécessité: retrouver Naoufel, jeune homme orphelin victime d’un accident tragique, amoureux solitaire à la mémoire traumatique et troublée.
Western, thriller, la guerre des genres
J’ai perdu mon corps se déroule à Paris, certes, mais il traverse des lieux hétérogènes, tous marqués par l’étrange. Pour rejoindre son corps, la main escalade des murs, s’engouffre dans des bouches d’aération, à tel point que chaque lieu se réinvente dans cette mégapole interconnectée. Et cet audacieux pari de traiter la ville comme un terrain vague à la fois étrange et fascinant vient d’un changement de point de vue qui détermine tout le film : tout vient de la main. Cette main qui se déplace telle une araignée à cinq pattes dans le métro, tantôt affublée d’une boîte de conserve lui servant de casque, tantôt nue et tout aussi inquiétante. En se mettant à la hauteur d’une main, Clapin réinvente les proportions : de la même manière qu’Ocelot faisait de Kirikou une petite mouche pas plus grande qu’un zorille, ici les pigeons sont géants, les rats de véritables assaillants, et le métro une bête monstrueuse et sonore faisant vibrer ce pentapode. Le face-à-face avec un oeil en ouverture nous plonge dans un univers où tout est créature, tout est connu et pourtant inattendu, car la main regarde tout en contre-plongée. Elle est poursuivie, rejetée, attaquée, et la ville devient cette jungle où tant d’obstacles involontaires l’empêchent de retrouver son corps initial. C’est l’inquiétant étrangeté freudienne, traitée à travers divers motifs: on ne peut que reconnaître le grand travail d’animalisation dans la démarche, les sauts, les hésitations dont cette main fait preuve. Elle est un monstre qui ne fait pas peur, ami, quasi humain, dont on adopte le point de vue autant que la psychologie, car cette main est non seulement incarnée, mais elle est aussi habitée. Si elle n’a pas de visage pour regarder ou s’exprimer, elle est dotée d’un sens aigu de l’environnement, elle se retourne quand elle pressent un danger, s’affaisse quand elle veut se cacher, se poste dans un coin pour observer sans être vue…
Tout ce travail graphique autour de la métonymie du corps humain réduit à une main, ce dosage autour de la part de monstre, la subjectivité de la main, sont la manifestation d’un grand talent et d’une vision novatrice. Là où les cinéastes américains voyaient dans le Far West l’occasion de traiter la guerre colonisatrice et les débuts du capitalisme entreprenarial dans une terre vierge et sauvage, Clapin transpose les rapports et le point de vue dans la capitale parisienne, à qui il confère des allures de cité fantôme bétonnée, où l’étranger qui ne parle pas la langue devient le héros, où les hommes sont relégués au rang d’ennemi agressif, et où le monde contemporain prend des allures de Métropolis inquiétante et robotique. S’infiltrant dans ses sinuosités, creusant dans ses galeries souterraines, cette pénétration dans la ville nous fait redécouvrir l’espace, et comprendre à quel point tout est affaire de perspective, dans l’art comme dans la vie.
Se reconnecter
La ville peinte dans J’ai perdu mon corps est ambiguë: comme toute mégapole, c’est une ville mondiale, connectée, où les voix humaines sont remplacées par des sons mécaniques, robotiques, ou encore filtrées par un téléphone, un interphone, un micro ou un haut-parleur… Le dialogue se trouve alors empêché, compliqué, plus rude et moins fluide. C’est le paradoxe du global village défendu par l’idéologie capitaliste, qui voit le monde comme un village, où rien n’est loin ou isolé, tout est à portée de main si l’on peut dire, sans effort, tant que l’on a de la batterie. Or, cette utopie mondialisatrice fait face à une autre réalité: les tours de cinquante étages, les transports en commun bondés, sont autant d’obstacles à la rencontre, au dialogue, au lien. J’ai perdu mon corps raconte aussi cela: comment créer du lien, entre deux êtres (Naoufel et Gabrielle), deux vies (le passé de jeune homme dont il n’a comme souvenir qu’une cassette audio, et son présent traumatique, amputé), deux corps. La main cherchant son corps est peut-être le véritable couple du film, qui tend à montrer l’irrépressible attachement, le nécessaire lien d’un corps à lui-même, qui persiste malgré la séparation, l’éloignement, les obstacles qui empêchent cette rencontre. Se reconnecter, c’est retrouver un corps, un semblant d’unité, de complétude, de force. Car la main, c’est la force : d’expression, par l’écriture; d’action, pour Naoufel, apprenti menuisier; de volonté, pour le jeune héros fasciné par la grue faisant face à l’immeuble désaffecté où il se recueille. Cette grue comme un phare qui éclaire la ville en plein changement architectural, où le béton, le métal et le verre cohabitent. Comme une promesse de construction, de réparation, de liaison. Face à ce village mondial, c’est un village local qui est mis en scène dans la seconde partie du film: un Paris fantasmé, un Paris de quartier, où tout le monde se connaît, où les petites cours d’immeubles à deux ou trois étages remplacent les tours vertigineuses. C’est le Paris d’Amélie Poulain, celui où les micro intrigues divertissent plutôt qu’elles ne questionnent, où l’action se réduit à deux ou trois personnages, dans un cocon rassurant et quotidien, où l’intime est en jeu. Chacun prend le temps, de se parler ou de se regarder, et l’espace certes étriqué appelle un horizon serein, loin de la pollution visuelle et sonore, où les oiseaux remplacent les klaxons.
Un manque parfois trop présent
La main est peut-être l’outil du corps le plus singulier et puissant. Lorsque Jérémy Clapin la désolidarise d’un corps, celui-ci se retrouve mutilé, manquant, comme absent de lui-même. Vulnérable et fragile, dans un monde le plus souvent cruel et anonyme, elle est ce lien essentiel de l’homme à son passé (elle permet à Naoufel d’enregistrer son histoire sur dictaphone), à ses désirs et ses colères (en témoigne ce coup de poing violent qu’il balance à un abruti lors de la fête), bref c’est elle qui fait de Naoufel un héros complexe, fêlé, morcelé, en question. Héros discret voire impersonnel, peut-être trop par moments, Naoufel est un homme sensible et perdu, qui va à contre-courant: il construit un igloo en bois sur le toit d’un vieil immeuble, il rejette l’idéal viriliste auquel son cousin adhère totalement… J’ai perdu mon corps est le récit de ces paradoxes, de ces doutes et ces désirs qui animent le jeune homme, troublé dans son coeur et son histoire. C’est en somme un beau geste d’amour et de vitalité, une belle promesse où il y a résilience, reconnaissance, dépassement du trauma. On regrettera cependant la mollesse de certains passages, qui annonçaient de l’épique ou du grandiose: la platitude de son héros y est pour beaucoup, faisant pencher l’humeur du film vers le délétère, l’attente, l’ennui. On ne retrouve que trop peu cette urgence et cette beauté que l’on entrevoit lorsque l’on adopte le point de vue de la main. Si l’on ressent de la frustration, le film demeure néanmoins réussi tant l’on traverse divers sentiments et époques par la multiplicité des images, en noir et blanc et en couleur; l’utilisation singulière du son comme élément de suspens (dans des séquences comme l’accident ou le saut dans le vide); et les différentes temporalités, qui chacune rappellent à des questions éternelles sur la violence, le désir, le souvenir, la douleur et sa persistance…