Photographe, on peut découvrir son travail à la Galerie Paris cinéma club jusqu’au 29 novembre, écrivain, Une vie roumaine (Marest, 2024), producteur, et surtout scénariste et cinéaste que l’on ne présente plus, Cristian Mungiu a très gentiment accepté de nous rencontrer pour parler de son œuvre.
Pour aborder les dérèglements de la société vous avez d’abord adopter le prisme de la comédie (Occident, 2002) pour ensuite donner une tonalité plus dramatique, plus sombre à vos approches. Est-ce que c’est votre perception qui a changé ou est-ce que c’est l’état du monde qui s’est aggravé ?
Même si on peut trouver mes films plus graves, je continue néanmoins à utiliser l’humour. Par exemple dans 4 mois 3 semaines, 2 jours il y a des traits d’humour. J’ai produit et scénarisé également un film à sketches Les contes de l’âge d’or (2009) qui utilise l’ironie pour dénoncer l’absurdité de la société. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas pris de décision ferme pour dire si je vais m’orienter vers un registre ou un autre, vers la comédie ou le drame. Pour des sujets qui sont vraiment graves, je les traite avec intensité. Quand j’aborde une époque qui s’éloigne de nous, la période communiste, c’est la nostalgie qui travaille, je porte alors un regard plus bienveillant. Ce n’est pas parce que le régime communiste était drôle mais nous les citoyens nous ne réfugions souvent dans l’humour pour adoucir notre quotidien. Je me souviens que nous racontions beaucoup de blagues, on avait le temps pour les raconter car on faisait la queue pour tout. Et après la chute du mur, toutes ces blagues ont disparu, on s’est dit alors que du temps du communisme La Securitate (Département de la sécurité d’état) avait surement mis en place un service spécialisé dans les blagues pour laisser les gens se détendre, mais qu’après la chute du mur ce n’était plus la peine de le conserver.
Pour revenir à votre question sur l’état du monde actuel, c’est vrai qu’aujourd’hui on n’est pas dans la meilleure des situations. Au début des années deux mille, on a connu une période où l’on pouvait espérer un avenir positif, car les États s’étaient libérés des pressions du système communiste, mais on est parti dans la mauvaise direction. Car on regarde l’histoire avec du recul, on s’aperçoit que les gens ne sont pas plus intelligents et pas plus sages aujourd’hui qu’avant, alors que la liberté, le plus grand accès à la culture auraient dû porter leurs fruits. Aujourd’hui, on ressent flotter dans l’atmosphère une série de dangers, des dérives pas toujours identifiables. Dans mes films, j’ai pour ambition d’étudier la nature humaine, ses réactions dans des situations complexes. Dans R.M.N. la xénophobie qui est abordée n’est pas spécifique à la Roumanie, lieu d’action du film. A l’heure actuelle, dans beaucoup de pays, on a du mal à accepter l’Autre, on pense que c’est un ennemi. De même, et c’est ce que je montre dans Traffic, que j’ai écrit et produit (réalisé par Teodora Mihai), dans des régions qui ont été annexées il y a très longtemps, les revendications et la haine persistent chez des gens qui n’ont pas été touché par les événements. On s’appuie sur un passé qu’on n’a pas vécu pour nourrir ses ressentiments.

4 mois, 3 semaines, 2 jours.
Les scènes de dialogue, les face-à-face, occupent une place prépondérante dans vos dramaturgies, et le plus souvent, pour ne pas dire tout le temps, vous évitez d’avoir recours au champ-contre champ. En plaçant vos personnages dans le même cadre, on peut penser que vous souhaitez laisser le plus de latitude, de liberté au regard du spectateur.
Oui, je fais ça car je pense que le cinéma doit permettre au spectateur de développer son esprit critique. On arrive dans la salle avec ses idées personnelles et l’on découvre ensuite d’autres points de vue. Mais je ne fais pas un cinéma de propagande ou militant, je choisis des sujets qui ouvre une réflexion. Je place le spectateur dans une position d’écoute car bien souvent aujourd’hui on ne sait pas s’écouter. De nos jours, il est difficile de parler de la notion de peuple ; il y a plutôt des courants d’opinions. Le problème est que chacun reste dans son couloir, au lieu de dialoguer, on s’affronte, verbalement et parfois physiquement. Il faudrait essayer de convaincre l’autre et non pas imposer ses idées car cela entraîne forcement la radicalisation.
Censés résoudre des problèmes, les échanges aboutissent le plus souvent à une compromission plutôt qu’à un compromis, à la capitulation du plus faible (4 mois, 3 semaines, 2 jours à un nouveau mensonge…. Quel que soit le système dans lequel il évolue l’être humain ne peut pas se libérer des rapports de force ?
Cela fait partie de la nature humaine, dès que nous avons deux parties, un rapport de force s’instaure. Dans nos sociétés tout le monde n’avance pas à la même vitesse, il existe des groupes qui n’ont pas les mêmes besoins, des groupes qui veulent rattraper leur retard d’autres qui veulent conserver leur rythme de vie. C’est une forme de lutte de classes. Mais ce n’est pas le seul vecteur des oppositions ; il y a aussi une pression sociale très forte, une course au toujours plus, une incitation au conformisme, qui créent des frustrations, des jalousies.

R.M.N
Il y a dans vos œuvres, des moments très forts où les évènements ne semblent pas écrits à l’avance, où c’est la tension entre les personnages qui dictent le tempo, la durée, et la conclusion de la scène. Par exemple : Dans 4 mois 3 semaines, 2 jours (2007), quand Gabita tente de convaincre monsieur Bébé. Dans Au-delà des collines (2012) quand Alina supplie le prêtre de ne pas la mettre à la porte. Et, encore plus impressionnant, la scène de débat public dans R.M.N. un plan séquence de presque quinze minutes. La place de chaque personnage et le cadrage semblent millimétrés, comment préparez-vous ces scènes ?
Ce sont des scènes où tout est écrit précisément à l’avance, et je travaille avec chaque comédien pour avoir une chorégraphie très précise. On fait de nombreuses répétitions. A la fin, le plan doit donner l’impression de l’improvisation du moment, mais aucune improvisation n’est possible pendant un plan-séquence. Je m’organise selon ma propre logique. Au départ, je choisis des comédiens qui sont capables de jouer un plan-séquence, cela va me permettre de faire durer la scène pendant 10,15 minutes. Après, je ne sais pas exactement comment j’arrive à faire cela, sauf que je me dis qu’à partir du moment où tu penses que tu peux le faire, tu vas forcement y arriver à force de travailler. Mais il n’y a rien d’extraordinaire, j’essaye juste de comprendre ce qui peut créer ce sentiment de réalité, par exemple, pour cette scène de R.M.N., j’ai compris que le problème pouvait venir du fait que lorsque tu écris un dialogue, les lignes de dialogue se suivent, alors que dans ce type de réunion les gens se parlent en même temps, en réalité. Donc, j’ai laissé les comédiens parlaient en même temps, ce qui n’est pas simple, c’est compliqué également pour les preneurs de son. Avec les comédiens, j’ai travaillé non seulement sur leurs interventions durant la scène, mais aussi sur ce qu’ils pouvaient faire pendant le reste du temps (les 13 ou 14 minutes où ils n’ont rien à faire). Je les ai incités à faire ce qu’ils souhaitaient, écouter les autres ou non, parlaient entre eux, même s’ils faisaient plus de bruit que les autres. Mon rôle s’assimile à celui d’un chef d’orchestre qui dirige une scène polyphonique. Ça a libéré les comédiens, qui ont trouvé leur tempo, qui se sont interpellés comme dans la vraie vie.
Finalement au montage, le plus long du travail est déjà fait ?
Oui au niveau de l’image, mais au niveau son, j’ai beaucoup de choses à faire. Au niveau du mixage, je peux rééquilibrer l’intensité des sons et aussi je peux prendre des parties de dialogue qui ont été mieux prononcées lors d’autres prises pour les intégrer dans la scène définitive.
Vous avez commencé votre carrière en étant assistant réalisateur de Bertrand Tavernier, sur Capitaine Conan (1996), mais si on doit comparer votre approche cinématographique on pense à Maurice Pialat pour votre capacité à faire émerger les sentiments des protagonistes.
Quand je fais un film, je ne recherche pas à me référer à d’autres réalisateurs. Je puise mon inspiration dans mon vécu, mes observations, ma sensibilité. Dans ma jeunesse, en pleine période communiste, j’ai grandi dans une petite ville où il n’y avait pas de cinémathèque, je voyais simplement les films populaires qui passaient à la télé. Puis quand j’ai commencé à étudier le cinéma, on ne nous montrait pas les films, on les évoquait simplement. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert les grands films. Maurice Pialat est un réalisateur que j’apprécie beaucoup, d’ailleurs dans une édition du Festival que j’organise chaque année à Bucarest, nous avons consacré une rétrospective à l’ensemble de son œuvre.
Pouvez-vous nous parler de Fjord, votre prochain film ?
Il devrait sortir l’an prochain. J’ai quitté la Roumanie pour le tourner, mais je n’ai rien changé à ma façon de filmer. J’ai choisi la Norvège comme cadre car c’est, je pense, le pays le plus progressiste qui soit. Je confronte cette vision avec un regard beaucoup plus traditionnel sur le monde. Pour de nouveau écouter les différents points de vue.
Entretien réalisé le vendredi 21 décembre au cinéma du Panthéon. Un grand merci à Cristian Mungiu de nous avoir accordé une partie de son temps dans une période où il est sollicité de toute part. Merci à Thomas Gallon et Audrey Grimaud de l’agence Valeur Absolue pour avoir organisé cet échange.




