Gomorra

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Regarder en face le visage actuel de la mafia napolitaine, telle est la visée de « Gomorra ». Immersion totale et réaliste dans la ville entièrement vouée au crime, Naples, ce film âpre signe le retour en grâce des cinémas italien et politique. A ne pas rater.

Il s’est murmuré que le film a failli remporter la Palme d’Or… Gomorra est finalement reparti avec le Grand Prix du Jury – reconnaissance amplement méritée, preuve du retour en force du cinéma italien. Le film renoue en effet avec un cinéma nourri au réel, qui s’empare de sujets sensibles et qui a donné parmi le meilleur des œuvres transalpines. Mené par une nouvelle génération de réalisateurs, accueilli triomphalement par une tout aussi nouvelle génération de spectateurs, ce cinéma est particulièrement prometteur.

Le film est l’adaptation du livre éponyme du jeune écrivain napolitain Roberto Saviano. Sorti il y a deux ans, ce livre fleuve, tout autant roman qu’enquête sociologique et policière, parti sur les traces des milieux criminels de Naples et de ses environs, a connu un immense succès en Italie, et vaut aujourd’hui à son auteur une protection rapprochée. Matteo Garrone, réalisateur encore peu connu en France, s’est chargé d’en faire un récit pour le grand écran ; aidé de plusieurs scénaristes dont Saviano lui-même, il en a tiré une fresque ambitieuse, de plus de deux heures.

Le film traite de la fameuse camorra, branche napolitaine de la mafia du sud de l’Italie, de sa recherche de pouvoir et d’argent dans l’empire économique qu’elle a tissé jusqu’au niveau international, et de son rêve de domination. Il reprend le titre même du livre, métaphore qui renvoie à Gomorrhe, cité biblique détruite par Dieu à cause des moeurs dévoyées de ses habitants, incarnation du mal sur terre.

Gomorra, c’est donc avant tout un décor. C’est Naples, ville aux friches industrielles désertées par la nature elle-même, aux immeubles décrépits et vétustes, qui ont tout de l’univers carcéral. C’est là que vivent les personnages auxquels s’intéresse le réalisateur. Car Gomorra, c’est aussi les hommes et les femmes qui en constituent l’essence vitale – la matière première, tôt utilisée et tôt liquidée. Le film entrelace alors, dans un récit particulièrement riche et complexe, différentes facettes de la camorra. Toutes sont présentées à travers des portraits – là est la grande force du film, montrer toute l’humanité de la Camorra, sans glorification ni victimisation. Ce qui se joue concerne ces êtres humains, aux vies et espoirs variés, mais liés entre eux par l’activité mafieuse et par l’état d’esprit qu’elle crée chez eux : la survie au quotidien.

Dès lors, la plongée au coeur de la camorra est totale : s’y croisent Toto, garçon de 13 ans qui rêve de devenir caïd ; don Ciro, trésorier chargé de verser de l’argent aux familles de camorristes emprisonnés ou décédés ; Marco et Ciro, qui se voient déjà chefs de clan et multiplient les coups d’éclat; Franco, homme respectable qui s’occupe d’enfouir des déchets toxiques ; et enfin Pasquale, couturier financé par la mafia, qui passe, au péril de sa vie, de son atelier clandestin à celui des Chinois.

 

La réalité que donne à voir Garrone est complexe ; fort heureusement, il se garde bien de la juger. Il s’intéresse plus à ses personnages, incarnés par des acteurs très inspirés, dont beaucoup sont non professionnels, qu’il filme en très gros plans, caméra à l’épaule. Sa caméra, toujours en mouvement, imprime au film un style brut, proche du documentaire. Elle fait fi des artifices de mise en scène pour laisser la place à un ton sec, quasi chirurgical : la lumière est le plus souvent naturelle (les scènes filmées en contre-jour abondent, comme si elles avaient été prises sur le vif) ; la musique y est peu présente, et quand elle l’est, elle émane de lieux précis (une voiture, un bar à striptease) et délimite l’espace mafieux, masculin, dominateur. Chaque scène recèle une multitude de détails qui enrichissent le propos, tandis que la violence se fait moins présente physiquement mais prend une ampleur psychologique saississante.

Gomorra ne cède donc en rien au spectaculaire ou à la facilité. Il fouille son sujet et, au passage, renouvelle le genre du film de mafieux : dépassant les références incontournables de Scorsese et Coppola, il propose une réflexion profonde sur la relation qu’entretiennent les mafieux avec les images: les boss prennent soin de leurs corps au salon de beauté, les deux jeunes chiens fous qui se croient déjà parrains, eux, s’inspirent directement de Scarface (Brian De Palma, 1983). Jusque dans l’esthétique, la mafia est soucieuse de son image et puise ses modèles dans le cinéma pour faire vivre sa propre mythologie !

Or, le point de vue de Garrone, réaliste, est le parfait contrepoint à cette mythologie mafieuse. S’écartant à dessein de toute mise en contexte, il projette le spectateur dans le monde mafieux, le fait s’assoir aux côtés des mafieux, marcher avec eux. Le trouble naît à les suivre de si près, à sentir la frontière entre la mafia et ce qui n’y appartient pas se réduire inéxorablement – car tout, ici, est gangréné par la camorra qui empêche une quelconque existence individuelle.

Ne reste plus alors que la ville, rongée de l’intérieur, ruinée moralement et architecturalement, sur la pente d’un déclin infernal. Prise dans l’étau d’un pouvoir territorial conquérant, elle en est réduite à s’auto-détruire. Gomorra montre tout cela, et pose la question essentielle : où se situent la possibilité et la portée d’une parole qui puisse battre en brèche un tel système ?

 

                 

Titre original : Gomorra

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Durée : 135 mn


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