Foudre

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D’une idéologie à l’autre

Glisser de Dieu à Dieu

Une vallée au début de vingtième siècle : Elizabeth sort du couvent et retourne dans sa famille après le suicide d’une sœur dont elle trouve le journal intime. Alors qu’elle réalise qu’en découvrant la sexualité, son aînée défunte s’est ouverte à un autre type de dialogue avec Dieu, elle se fait contaminer par son état d’esprit. Ce faisant, le film s’articule autour du glissement d’une mystique biblique consensuelle vers la vénération de Dieu à travers la chair. L’œuvre prend ainsi la forme d’un voyage spirituel au cours duquel Elizabeth charme et emporte dans son sillage trois garçons du village. L’aspect subtil du glissement provient de la performance de l’interprète principale, Lilith Grasmug, qui passe délicatement d’un jeu rentré à un jeu expressif, émotif, à mesure qu’elle se libère du carcan traditionaliste du village. Village qui, face à cela, rejette et persécute, ce qui génère suspense et tension.

Glisser vers le vrai paysage

Parallèlement à la métamorphose de son héroïne, Carmen Jaquier modifie la nature de la beauté de son image. Le premier tiers de l’œuvre met ainsi en exergue, à travers ses cadres, la force tellurique et écrasante du panorama montagnard. Une beauté qui réduit les individus à des fourmis dont la place est conforme à la croyance : ils ne sont rien face à la puissance de Dieu. Passé ce premier tiers et alors qu’Elizabeth est guidée par la voix fantomatique de sa sœur, l’auteure s’approche de son héroïne, dont le corps prend ainsi la place des montagnes dans le cadre et gagne le statut de paysages. Ce corps devient, en conséquence, le symbole de la véritable proximité avec Dieu. Un Dieu non pas écrasant, mais qui existe à travers l’avènement de la liberté individuelle. On passe donc d’un régime esthétique modelé par la puissance du milieu, à celui de la puissance organique et sensuelle du corps.

Glisser d’une lumière à l’autre

La nature sensuelle de l’œuvre émane aussi de la gestion d’une lumière puissante et naturelle. Une lumière qui, si elle magnifie les paysages au début du film, en accentuant l’aspect rigide d’une roche immobile, permet ensuite d’appuyer la vulnérabilité physique dès corps livrés à des émois amoureux parfois violents. Tendis que la chaleur de la saison où se déroule l’intrigue (l’été, propice aux émois amoureux), le contraste fort généré par la lumière, couplée aux couleurs sombres et vibrantes employées, s’ils accentuent la dimension rigoureuse de l’environnement dans la première partie du film, accroissent l’aspect charnel dans sa seconde. La musique, quant à elle, accompagne efficacement l’évolution de l’héroïne en évoquant des chants religieux faisant soit l’apologie de la grâce, soit celle de la chair, l’une et l’autre finalement unis par un même élan mystique.

Le diable est dans les détails

Tout cela peut mener à penser que Foudre est un grand film, mais ça n’est pas le cas, car il pèche en un point précis. Certains éléments du scénario, comme la caractérisation des personnages secondaires ou certaines situations, sont ostensiblement des clichés et des fonctions au service de la mise en scène de l’émancipation de l’héroïne. Une émancipation qui en devient ainsi superficielle. Ce problème est accentué par la nature dès clichés employés : des conventions féministes. Patriarcat, sororité et sorcière sont les figures auxquelles se réfère l’auteure pour modeler le caractère de ses personnages ou forger ses situations. Tant et si bien qu’en lieu et place de l’authentique libération d’une personne, on observe le passage d’une femme corsetée par les critères d’une société à celui d’un individu pas moins piégé par d’autres normes, dictant elles aussi une manière d’être.

Attention, recourir à des figures, des conventions ou des clichés n’est pas un souci en soit, car : « mieux vaut partir d’un cliché plutôt que d’y arriver » comme disait l’autre. Le problème advient lorsque ces conventions ont la prétention de ne pas en être et se font passer pour la réalité. En l’occurrence, dans Foudre, comme le personnage d’Elizabeth est complexe et dispose d’une caractérisation « réaliste » à la différence de tous les autres, elle fait passer tous ces autres, en miroir, comme une forme de réalité objective, alors qu’il n’en est rien. En une phrase : le parcours d’Elizabeth fait passer des conventions idéologiques dénuées de nuances, pour une réalité tangible et, ce faisant, la finalité politique de l’histoire, qui consiste donc en la substitution d’une idéologie par une autre, comme une voie « naturelle » et objective. Le film en devient donc manipulateur.

La frontalité n’est pas le voyeurisme

Par ailleurs, la façon dont sont filmés les rapports charnels entre Elizabeth et ses amants, et surtout leur corps, pose question. Car les quelques actes sexuels sont filmés à moitié frontalement : la réalisatrice montre les actes, mais en cachant corps et sexes de façon si évidente que cela prend l’aspect d’une censure ou d’une pudibonderie. La raison en incombe peut-être à certaines théories féministes dressant un parallèle entre le voyeurisme et un regard trop insistant ou frontal sur les corps (male gaze). Toujours est-il que cela crée une contradiction au sein de la démarche artistique, car lorsqu ’Elizabeth s’émancipe à travers la sexualité, en filmant à moitié ces séquences telles qu’elle le fait, l’auteure s’interdit de montrer ce que, justement, son personnage considère comme un élément naturel la rapprochant de Dieu. Elle n’ose pas ce que son personnage ose, ce qui entraîne, là encore, une superficialité de la chose filmée, voire une hypocrisie du point de vue.

Une bonne intention

L’aspect idéologique de l’œuvre est regrettable tant le film regorge de qualités et du talent évident de son auteure. Une auteure qui maîtrise ses effets : de la montée en tensions au suspense, ainsi que l’avènement d’une certaine sensualité. Elle sait aussi donner un air lyrique autant qu’organique à ses séquences. De même que le milieu paysan encore mystique de ce début de siècle est pour partie crédible et mis en évidence avec une belle économie de moyen. Le film agit ainsi, pour partie, comme une forme de trait d’union entre l’œuvre de Bresson, avec un Au hasard Balthazar, et celle de Céline Sciamma, et son Portrait de la jeune fille en feu. Foudre, dans sa réussite, est ainsi une œuvre d’entre-deux, entre classicisme et modernité, qui questionne intelligemment mystique et spiritualité.

L’enfer, c’est la bonne intention

Mais Foudre est aussi l’exemple type du film perverti par l’idéologie. Il n’est pas le seul dans ce cas et l’on pourrait même parler « d’une certaine tendance du cinéma » qui se fait de plus en plus présente et qui voit l’art cinématographique réduit à sa dimension politique, propagandiste. Un art qui n’élève pas, mais, au contraire, se fait le vecteur d’une nouvelle forme de domination idéologique et, ainsi, de privation de liberté. Car, pour mettre les points sur les i : quelque soit l’idéologie ou les raisons du recours à l’idéologie, promouvoir une manière d’être et édicter une norme comportementale en remplacement d’une autre n’est rien si ce n’est la promotion du despotisme. Soit la voie menant l’Homme, dans le sens noble du terme, incluant naturellement tous les sexes, vers l’enfer pavé de bonnes intentions.

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Durée : 92 mn


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