Entretien avec Robert Guédiguian

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Sociologue de formation, Robert Guédiguian vous êtes devenu le cinéaste de l’Estaque, le réalisateur communiste. Comment êtes-vous venu au cinéma ? Robert Guédiguian : Encore étudiant en sociologie à la faculté d’Aix-en-Provence, j’ai fait la rencontre d’Ariane Ascaride, ma femme. Amoureux, je l’ai aveuglément suivi à Paris, lorsqu’elle s’est inscrite au Conservatoire de théâtre. Alors […]

Sociologue de formation, Robert Guédiguian vous êtes devenu le cinéaste de l’Estaque, le réalisateur communiste. Comment êtes-vous venu au cinéma ?

Robert Guédiguian : Encore étudiant en sociologie à la faculté d’Aix-en-Provence, j’ai fait la rencontre d’Ariane Ascaride, ma femme. Amoureux, je l’ai aveuglément suivi à Paris, lorsqu’elle s’est inscrite au Conservatoire de théâtre. Alors que je rédigeais une thèse sur la perception de l’Etat dans le milieu ouvrier, j’ai été contacté par René Féret pour écrire, à quatre mains, l’adaptation du livre d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz. Ce projet n’a malheureusement pas abouti. Mais j’ai découvert l’univers de Brecht et notamment son concept de « distanciation » que je préfère traduire par le « rendre étrange ». Cette mise à distance du réel permet de remettre en cause la banalité de la réalité qui devient alors étrange, étrangère et nous surprend au-delà de nos préjugés.

Si ce « rendre étrange » brechtien permet d’aller par-delà l’évidence du monde sur les planches, quelle est votre propre « rendre étrange » sur la toile ?

Robert Guédiguian : La caméra rend étrange le monde banal, quotidien et évident selon la proximité à distance à partir de laquelle elle filme le réel. Ma distanciation cinématographique se trouve très précisément entre la distance indispensable à la critique et la proximité inéluctable à l’émotion. La caméra doit être suffisamment loin de son sujet pour pouvoir le critiquer, mais suffisamment proche pour pouvoir s’en émouvoir. C’est dans cet entre-deux, cet interstice, que le monde, à priori évident, devient à posteriori étrange. Et c’est cette étrangeté du monde que le spectateur croyait connaître qui le surprend, le touche, le transforme. C’est par ce juste équilibre qu’il parvient à voir le même autrement.

Comment tendre alors vers cet équilibre du « rendre étrange » ?

Robert Guédiguian : Les procédés cinématographiques sont multiples et toujours à réinventer : par une lumière naturelle qui contraste avec un éclairage artificiel, par un contre-jour éblouissant qui révèle un visage cru, par une musique décalée, qui détonne dans une situation donnée, par la spontanéité des acteurs que je ne fais jamais répéter.

Ces techniques filmiques font-elles écho au « Dogme 95 » ?

Robert Guédiguian : Oui et Non. Les dogmes ne sont érigés que pour être contournés. En ce sens, je suis anti-dogmatique. Mais, il est vrai que j’utilise certains procédés spontanés, toujours comme révélateurs, jamais comme contraintes. J’utilise ce que le réel nous donne. Mais je ne m’en contente pas. Seule ma manière de le saisir, de le capter tend vers cette spontanéité.

Votre écriture est-elle tout autant spontanée ?

Robert Guédiguian : Seule l’écriture est travaillée, ciselée, serrée, afin de ne pas s’égarer. Mais je suis foncièrement contre la répétition des acteurs. Un acteur est une source qu’il faut laisser couler, s’écouler. Le metteur en scène doit seulement réguler le débit de la source, capter la manière de s’épancher du comédien. Il suffit d’aimer les acteurs, non pas dans un regard mièvrement complaisant, mais pour saisir leur source et leur ressource, dès l’instant de leur surgissement.

Vous tournez d’ailleurs souvent avec les mêmes acteurs – Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin, Jalil Lespert. C’est la première fois que vous faites jouer votre fille, Madeleine (Jeannette) dans l’un de vos films. N’est-ce pas déjà le fil de la filiation, qui traverse Le Voyage en Arménie, que vous déroulez ?

Robert Guédiguian : Peut-être. Je voulais souligner que la compréhension des filiations est parfois plus intelligible, moins frontale, avec la deuxième génération que la première, avec les petits-enfants qu’avec vos propres enfants.

« Guédiguian ». Votre nom sonne résolument arménien. Quelle votre réappropriation de votre nom, de votre identité ?

Robert Guédiguian : Si ce film traite de l’identité sous toutes ses coutures : sanguine, sociale, familiale, il ne traite pas tant de la mienne. Lorsque Dernier Eté a été présenté en section parallèle au Festival de Cannes de 1980, mon oncle arménien m’a appelé. Il m’a confié à quel point il était fier de mon nom ; étonné que je n’ai pas rajouté de « d » à la fin, afin de le franciser. L’idée ne m’a jamais traversé l’esprit.

Pourquoi alors parler de votre pays seulement aujourd’hui ?

Robert Guédiguian : J’ai longtemps cru que mon identité était d’abord sociale. D’abord, le mot a son importance, car il reléguait tout autre forme identitaire au second plan. J’étais donc d’abord fils de d’ouvrier de l’Estaque, puis fils d’un couple allemano-arménien. Aujourd’hui j’ai compris que toutes mes strates identitaires s’interpénétraient, dialoguaient. Ce film est peut-être la résonance de ce dialogue intérieur.

L’identité est le fils rouge d’Anna (Ariane Ascaride) dans ce film. Elle est écartelée par son propre paradoxe, entre appartenance et différence. Elle dit pourtant « Je suis d’ici, je le sens ». L’identité est-elle alors naturelle ou culturelle ?

Robert Guédiguian : C’est une affaire de ressenti. Pour défier son père Anna se refuse à dire qu’elle est Arménienne. Et ce n’est qu’en Arménie, dans ce tamis de pierre, qu’elle peut enfin se dire Arménienne.

Yervanth (Gérard Meylan) souligne que « Le meilleur, c’est que (les identités) ne s’opposent pas, c’est qu’elles sont côte à côte. » Comment l’identité peut-elle dépasser l’absorption du différent dans le semblable, pour tendre vers la juxtaposition, le vivre ensemble des différences ?

Robert Guédiguian : Simplement en reconnaissant les différences identitaires qui peuvent traverser un être, plutôt que de le nier vers un repli identitaire. C’est lorsque Anna arrive à avouer à Pierre (Jean-Pierre Darroussin) son mari, qu’elle leur ressemble physiquement, qu’elle peut aussi avouer que les Arméniens l’emmerdent parfois, tout comme son père. Il faut dire, se dire, pour exister soi-même et avec les autres.

Si la religion permet étymologiquement de relier (religere) les hommes entre eux, quelle est votre conception de la religion, en tant qu’athée, dans ce film ?

Robert Guédiguian : La religion est autant une foi en Dieu qu’en l’homme. C’est la représentation que les hommes se font d’eux-mêmes, leur manière de se dire aux uns et aux autres qui m’intéresse. Anna n’est pas croyante. Pourtant elle respecte la prière de Manouk (Roman Avinian) dans l’Eglise parce qu’elle rentre en relation avec lui. C’est bien le lien du religere, de la mise en relation, par le sentiment religieux, qui me passionne dans la religion.

On pourrait vous rétorquer que les religions ont aussi longtemps divisé. Anna est, au début, insensible à tout sentiment religieux. Jusqu’à ce qu’elle s’ouvre à son propre ressenti. S’agit-il d’une révélation ?

Robert Guédiguian : Quand vous voyagez, vous n’aller pas visiter la mairie de Jérusalem. Vous allez toucher le tombeau du Christ. Que vous croyiez en sa divinité ou non, peu importe. Ce qui fait sens est le sens que vous lui donnez.

Quel est alors le sens de ce retour aux sources, à vos racines. Y avait-il déjà certaines références, certains clins d’oeils à l’Arménie dans vos films précédents, tels que dans La Ville est tranquille, A la place du cœur ou encore dans Mon père est ingénieur ?

Robert Guédiguian : A l’arménité oui. Au génocide arménien, non. Et pour cause, le mot n’est prononcé que deux fois dans Le Voyage en Arménie. Mon but n’était donc pas de faire un film historique sur ce drame. Je voulais juste donner à voir ce que moi-même j’y ai vu lors d’un voyage en Arménie en 2000. Invité lors d’une rétrospective sur mes œuvres, j’ai été sidéré de voir l’importance de mes films, de mon nom, de mon regard, dans un pays, dont j’avais à peine conscience. C’est bouleversant d’être révélé à soi-même par les autres. Le Voyage en Arménie est le reflet de mon propre chemin; le miroir du périple des Arméniens. Ce film est en quelque sorte une « commande du public Arménien lui-même.»

Loin d’être nostalgique, vous semblez plutôt utopiste. Votre Voyage en Arménie n’est pas un retour en arrière vers un passé passéiste, mais un pas vers le présent se faisant. Comment alors parler du soviétisme des années rouges, du génocide de 1915 dans le présent, sans froisser les souvenirs des uns, sans sombrer dans le déni des autres ?

Robert Guédiguian : Poser des questions avec un film suppose d’avoir assez d’habilité pour être dans le film. Je n’ai donc pas voulu plaquer une critique extérieure au soviétisme, au génocide Arménien, qui appartiennent désormais à l’histoire. J’ai voulu prendre le contre-pied historique, afin de pénétrer l’Arménie dans son intériorité, dans son actualité. Ce film n’a rien à dire de plus sur ce qui s’est passé, si ce n’est qu’il faut comprendre l’histoire du peuple Arménien de l’intérieur. C’est une tendance euro-centriste que de vouloir toujours juger à partir de son propre point de vue, nombriliste. Pour peu que l’on décentre son regard, on découvre alors la même réalité tout à fait différemment.

Si votre film ne dépeint pas une fresque historique du « soviétisme » arménien, il est néanmoins politique, voire politisé. Quel est le sens de votre critique ?

Robert Guédiguian : Ce film est politique dans la mesure où il critique la corruption qui gangrène aujourd’hui un pays qui peine à se relever depuis quinze ans d’un soviétisme qui l’a tué, d’un génocide qui l’a achevé. Et à ma grande surprise, les Arméniens, les premiers, m’ont remerciés de dire tout haut ce que out le monde pense tout bas : la corruption en l’Arménie est le nouveau mal à vaincre.

Militant arnarcho-libertaire, membre du PCF dès l’âge de 14 ans, vous vous êtes toujours revendiqué communiste, au point d’être étiqueté comme LE cinéaste politique. Etes-vous toujours et encore communiste ?

Robert Guédiguian : Oui, je suis toujours communiste, non pas au sens historique du terme. Je ne suis pas pour la réalité qu’a essayé, essuyé le communisme, à travers les goulags, les sommations, les famines, mais pour l’idéologie communiste, qui tend à résorber les inégalités sociales, par-delà les inégalités naturelles.

Dans votre film, l’un de vos protagonistes dit : « Aux Etats-Unis, l’argent c’est le progrès ; en Arménie, l’agent c’est le péché ». Est-ce une dénonciation du capitalisme ou de la corruption ?

Robert Guédiguian : Sans doute les deux. Assurément une dénonciation de la corruption en Arménie qui ronge le pays de l’intérieur. Je ne cherche pas à faire du cinéma revendicatif, mais un cinéma qui se revendique d’être critique.

Pourtant, certaines de vos répliques, laisse entendre une autocritique du soviétisme. Il semble que vous soyez autoironique quant à vos positions communistes ?

Robert Guédiguian : Je me permets de critiquer le communisme du point de vue du soviétisme. Encore une fois, on ne peut comprendre le soviétisme qu’en l’ayant vécu, ou du moins de l’intérieur. Quand Ariane se dit militante communiste depuis vingt ans en roulant en Mercedes, elle revendique l’idéologie par-delà la réalité. Et c’est en ce sens que je crois que les communistes français ont été peut-être plus communistes que les soviétiques eux-mêmes; car ils ne l’ont pas vécu. Mais le rêve reste nécessaire, il permet d’avancer.

Quel est votre rêve à venir ?

Robert Guédiguian : Celui de tourner un film contre l’idée de vengeance, ce ressentiment qui ronge tout autant celui qui le subit, que celui qui le commet. Après mes films sociaux et politiques, celui-ci sera policier.

Propos recueillis par Camille Tassel en janvier 2007

Titre original : Le Voyage en Arménie

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Durée : 125 mn


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