Entretien avec Patrick Brion

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D’abord une voix, celle du cinéma de minuit, laboratoire de cinéma diffusé sur France 3 le dimanche soir. Ensuite un passionné, un découvreur, un curieux, un cinéphile en somme. Enfin, un gentleman des mots qui émerveille par la clarté de son phrasé et surtout par cette noblesse du coeur. Rencontre avec un véritable passeur de cinéma. Le dernier ?

Quel est votre premier souvenir de spectateur de cinéma ?

Plus qu’un souvenir de film, c’est le souvenir d’un genre. Le film d’aventures hollywoodien des années 50. Quand on est enfant et qu’on voit le jour de la sortie des films tels que Scaramouche (Georges Sydney, 1952), L’Appât (Anthony Mann, 1953), Winchester 73 (Anthony Mann, 1950) ou Les Affameurs (Anthony Mann, 1952), vous ne pouvez qu’être fasciné par le cinéma. Ces films qui selon moi restent des chefs d’œuvres et n’ont pas pris une ride, sont des exemples que beaucoup de cinéastes devraient utiliser tant le cinéma actuel est assez pauvre. Aujourd’hui, si j’avais 8 ou 12 ans, ce n’est pas vers le cinéma que je me tournerais, mais plutôt vers les jeux vidéos.

Pour quelles raisons ?

C’est simple, les films sont moins bons. Et ce pour une raison presque mathématique. Je crains que l’on m’affuble de tous les noms, qu’on me dise que c’est bien là un discours d’anciens combattants. Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire du cinéma, de reclasser les films dans les carrières de cinéastes, de producteurs ou de compagnies de cinéma. En journée, je vois de nombreux films anciens, le soir plutôt des œuvres récentes. Je ne me suis pas perdu quelque part dans les années 60, c’est un cliché. Je me tiens informé de l’actualité ciné d’aujourd’hui et c’est pour cela que je trouve les films moins bons. Prenez le cinéma hollywoodien des années 50. Vous aviez une soixantaine de cinéastes dont Hitchcock, Hawks, Minnelli, Wellman, Kazan…ces gens faisaient en moyenne 1 film et demi par an. Pas forcément des chefs d’œuvres mais on pouvait compter une quarantaine de films fondamentaux qui sortaient des usines hollywoodiennes chaque année. Combien de cinéastes aujourd’hui qui peuvent faire cela ? Woody Allen et Scorsese peut-être. Mais Cimino ? Il ne tourne pas. Coppola, il ne tourne pas. Et les autres ?

Oui, mais il ne faut pas oublier de prendre en compte la disparition de la politique des grands studios…

Oui, effectivement. Mais ce n’est pas une raison d’être émerveillé à tout bout de champs alors que nous savons qu’il y a de moins bons films. Je ne suis pas comme certains de mes collègues qui découvrent 4 chefs d’œuvre par semaine. Il y a des cinématographies qui se sont quasiment éteintes. Le cinéma italien n’est plus ce qu’il était. On s’émerveille devant La Vie est belle de Begnini (1998)… soyons sérieux ! Ce film serait sorti dans les années 50, personne n’en parlerait. J’attends toujours des cinéastes de la trempe de Visconti, Fellini, Rossellini ou de Pasolini. Il y a une forme d’indulgence de nos jours qui frise le ridicule. Si un film n’est pas bon, on le vire. Ce n’est pas si grave. Dans l’histoire des Arts, il y a toujours eu des périodes de vaches maigres ou de vaches grasses, alors n’ayons pas peur de faire le tri. Est-ce que la littérature contemporaine française est aussi intéressante que celle du siècle dernier ? J’en doute. Idem pour la peinture. Regardez le cinéma allemand. Incroyable de pauvreté ! Et où sont les nouveaux Bergman, Stiller, Sjöström ?

Y a-t-il une méthode de filmage qui n’existe plus ?

Ce qui manque aujourd’hui, ce sont des producteurs, des scénaristes et des dialoguistes. Minnelli me disait qu’il n’avait jamais refusé un film de sa vie. C’est très intéressant car on pourrait penser qu’il était un idiot, qu’il dépendait de tout et n’avait donc aucune personnalité. Observez bien sa carrière, c’est une filmographie d’auteur où deux thèmes sont sous-jacents en permanence : l’auteur face à une société qui ne le comprend pas, et les rapports rêves-réalité. Bref, quand John Houseman décide de produire Van Gogh avec Kirk Douglas, il décide de faire appel à Minnelli car il est à même de filmer cet artiste/peintre incompris. Quand Arthur Freed décide de produire Brigadoon, ce petit village perdu dans un rêve, il fait appel à Minnelli. Toute la réponse est là. Les producteurs de l’époque étaient des passeurs qui connaissaient les cinéastes, les films, le cinéma en somme. Jamais un producteur n’aurait confié un western à Minnelli.

 


Les passeurs du cinéma à la télévision: Patrick Brion

 

Les producteurs de l’époque étaient plus des cinéphiles, aujourd’hui ce sont des financiers.
Richard Brooks, que j’ai eu la chance de rencontrer, me dit une fois en parlant de Louis B. Mayer : « C’était un être ignoble, un méchant qui aurait vendu sa famille. Pourquoi il faisait cela, uniquement pour le bien du film ! Alors qu’aujourd’hui, les producteurs que je rencontre sont en costumes 3 pièces et ils ne connaissent rien au cinéma. ». Autre anecdote qui reprend votre analyse. John Huston venait d’être engagé par la MGM. Il voulait absolument tourner La Charge Victorieuse (1951). Tout le monde était ravi et en plus de cela, Huston voulait faire jouer le rôle du déserteur par le soldat le plus décoré de la seconde guerre mondiale, Audie Murphy. Louis B Mayer refuse ! Huston apprend cela, va voir Mayer et lui dit très sereinement : « vous m’avez engagé, je ne veux pas avoir de problèmes avec vous. Vous refusez, ok, je m’incline ». Mayer, furieux, lui répond : « Ah non ! Vous devez vous battre pour vos idées. J’ai les miennes, vous n’avez qu’à me tenir tête. Si vous gagnez, tant mieux pour vous ! C’est le jeu. » Et Huston a finit par le faire. Très peu de producteurs aujourd’hui raisonneraient de la sorte.

Aujourd’hui, que vous manque t-il au cinéma ?

 

Comme je vous le disais, c’est un travail sur les personnages. Prenez les films réalisés avec des images numériques. C’est impressionnant, je l’avoue, mais cela permet de sombrer dans une facilité qui risque de déréaliser l’essence du film. Comparez Hélène de Troie (Robert Wise, 1956) et Troie (Wolfgang Petersen, 2004) : d’un côté vous avez 250 figurants et de l’autres 2000 soldats, 4500 navires de guerre, c’est impressionnant mais il manque un souffle, un lyrisme, quelque chose qui fait rêver. Un film tel que Planète Interdite (Fred McWilcox, 1957) est une merveille de science-fiction, même s’il a été bricolé de bout en bout, cela reste une œuvre intelligente où l’on sent une légère adaptation de La Tempête de Shakespeare. Autre exemple, Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993). Toujours aussi extraordinaire, mais j’aurais préféré un dinosaure de moins pour un scénariste en plus, ne serait-ce que pour mieux façonner les personnages.
   
Dans le cinéma français actuel, on constate que la place du scénariste est quasiment mineure.

En France, le grand danger provient du cinéaste qui pense qu’il peut écrire le scénario tout seul. Impressionnant de bêtise. Quand vous pensez qu’aux Etats-Unis, dans les années 40, vous pouviez avoir jusqu’à une cinquantaine d’états de scénarios. Quand pour une scène, on bloquait sur une dispute ou un quiproquo, on faisait appel à un dialoguiste spécialisé. Et cela donnait des œuvres limpides, riches et intelligentes. Ce n’est pas parce que le réalisateur écrit, que le film sera plus clair. Pardon de reprendre le cinéma hollywoodien, mais lorsqu’un cinéaste arrivait sur le plateau de tournage, il n’avait jamais travaillé sur le scénario car c’est un autre métier. Il n’allait même pas jusqu’au montage car d’une part, il découpait légèrement et surtout il connaissait son monteur. Hitchcock faisait rarement de plans de coupe car il savait pertinemment ce qu’il voulait.

Il y eut tout de même des bévues. Lorsqu’on écoute Orson Welles raconte que les studios ont massacré La Splendeur des Amberson, c’est tout de même pathétique.

C’est sûr que cela n’allait pas à certains cinéastes. Erich von Stroheim par exemple ! Mais ça n’allait pas si mal à Josef von Sternberg. Prenez le problème des Rapaces (Stroheim, 1924). Deux choses à dire : d’abord c’est un chef d’œuvre. Ce que nous voyons, c’est le film mutilé.
Oui mais celui du producteur
Oui. Attendez ! Tout de même, ce n’est pas si mal pour un film de producteur. Ensuite, c’est Albert Lewin (réalisateur de Pandora ou du Portrait de Dorian Gray) qui me confia qu’il avait été certainement la dernière personne à avoir visionné la version intégrale des Rapaces avec Irving Thalberg (producteur du film). Il m’a dit que c’était passionnant mais totalement inexploitable. Thalberg ne pouvait pas se permettre ce genre de configuration car cela aurait été du suicide. Ce sont les règles du jeu. Stroheim n’était pas fait pour réaliser des œuvres de 90 mn. Trop mégalomane. Ce qui est curieux, c’est que Thalberg fit appel à lui pour tourner quelques mois plus tard La Veuve joyeuse ! Curieux producteur, non ?

Que pensez-vous du Dernier Nabab d’Elia Kazan dont le personnage principal fut largement inspiré de Thalberg ?

Kazan, je pense, aurait adoré de travailler avec Thalberg

Pour l’idéologie ?

Je ne pense pas que Thalberg aurait « vendu » ses amis. Mais bon, nous ne sommes pas là pour donner des leçons de morales. La situation de l’époque était complexe. On venait de sortir de la guerre et on pensait que chaque ruelle était infestée de communiste. Période bizarre. C’est John Berry (dont la carrière fut brisée après la dénonciation de Kazan) qui me disait que Kazan avait eu le don de suivre les phénomènes de mode. Et puis il a fait ce que nous savons. Il y eut des cinéastes qui n’ont jamais compris comment ils avaient pu esquiver cette tentacule maccarthyste. Richard Brooks et John Huston par exemple. Zanuck avait bataillé jusqu’au bout pour garder Dassin. Je ne sais pas quoi vous dire d’autres. Beaucoup de déceptions. Ce fut une période regrettable et de grands soupçons. N’oubliez pas que nous étions en pleine guerre de Corée, que Les USA était prêts à entrer en guerre contre les russes.
       

Selon vous, est-ce que le cinéphile est devenu un objet de musée ?

J’espère que non mais je crains que oui. Bon, je viens d’une génération de frustrés. Il faut savoir que j’ai mis des années à voir des films tels que Pandora, Les Amants du Capricorne (Alfred Hitchcock, 1950) ou La Rivière rouge (Howard Hawks, 1949). Pourquoi ? Car ce sont des films qui étaient tout simplement invisibles. Nous étions à la merci de ce qu’il y avait dans les salles. J’étais dans un groupe assez éclectique et qui allait continuellement jusqu’en Belgique voir des films que nous ne pouvions trouver en France. Nous étions incollables sur la géographie des salles de cinéma belges. Comment procédions-nous ? Un coup de fil au distributeur et on y allait. Je me souviens d’une projection de Taza, fils de Cochise (Douglas Sirk, 1955) quelque part dans un coin paumé de la frontière hollandaise. Il y avait deux voitures, pleine nuit, de la neige. Nous étions perdus. Nous sommes arrivés avec 20 minutes de retard que nous avions rattrapées en demandant au projectionniste de nous les montrer de nouveau. Une projection privée en somme ! Pour résumer, j’ai toujours pensé qu’un film se méritait et qu’il fallait faire des efforts pour le voir. Je ne comprends pas qu’aujourd’hui, on s’affale chez soi pour regarder des tonnes de dvd alors qu’on pourrait aller humer l’air d’une salle de cinéma. Je n’ai rien contre les dvds mais ce système de reproduire le cinéma chez soi a vampirisé le tissu social que l’on pouvait trouver dans le cinéma

De nombreux cinéphiles ont découvert le cinéma dans la petite lucarne.

Oui, c’est regrettable mais vaut mieux cela que rien du tout. Je crains qu’aujourd’hui que l’effervescence que j’ai pu caresser de mon temps ne soit plus la même. Il y eut de nombreux travaux de défrichement à mon époque même si le pire fut celui instauré par La Politique des auteurs. Ceux qui l’ont conçu n’ont jamais rien compris au système américain. Cette politique serait suicidaire aux Etats-Unis. J’ai eu la chance de rencontrer Hawks à qui j’ai posé cette question idiote : « Y a-t-il beaucoup de films que vous avez signé sans les avoir totalement tourné et vice-versa ? » Il m’a répondu que c’était effectivement une question idiote et que je ne comprenais rien au cinéma ! Ce n’est pas alarmant, vous savez. Prenez Gigi de Minnelli (1958), il y a une partie qui fut tournée par Cukor et une autre par Charles Walters et cela n’enlève rien à la beauté du film. Les Français ont peur des machines de Studio. C’est hallucinant.

Comment êtes-vous arrivé à l’ORTF ?
Après avoir effectué mon service militaire dans les transmissions, il fallait que je gagne ma vie. Je n’avais pas de compétences techniques, seulement une petite connaissance cinéphilique. Je suis rentré comme assistant de production pour la série « Cinéastes de notre temps », émission de André S. Labarthe et de Janine Bazin. J’y ai travaillé 1 an et demi et j’y ai beaucoup appris surtout lorsque vous avez une salle de montage à l’année, des intervenants tels que Pasolini, Renoir, Bellochio, une durée de 90 minutes pour faire les émissions. Ensuite, j’ai été affecté dans la programmation des séries TV. Cela a duré 3 ans. C’était l’arrivée de Manix, Mission impossible, Le Prisonnier. D’ailleurs, j’ai vu le pilote de cette série en 35 mm. Un plaisir. Ensuite, Claude-Jean Philippe qui s’occupait de la programmation ciné est parti, me laissant sa place. Et nous avons crée le ciné-club d’antenne 2 avec à la tête de tout cela, Pierre Sabbagh. L’anecdote est assez drôle : je n’arrêtais pas de l’ennuyer pour la création d’un espace de cinéma. Un jour, il me convoque dans son bureau pour m’annoncer qu’il me donne les clés. Surpris, je lui demande ce que je vais pouvoir présenter. Il me dit : « Ah mais vous vous débrouillez». Je lui dis : « Si je dois mettre la barre haute, je peux vous proposer les films muets de Fritz Lang » il me réponds : « Les quoi ? ». Et c’est comme cela que le ciné-club a commencé. Il ne voulait en aucun cas priver une partie du public de cette passion pour le cinéma. Après l’éclatement de l’ORTF, j’ai rejoins le service de programmation Cinéma de FR3 et c’est là que j’ai crée le cinéma de minuit.

Pourquoi une simple voix-off en guise de présentation ?
Lorsque j’ai créé le cinéma de minuit, je voulais deux choses : une programmation par cycles car je croit en leurs vertus pédagogiques et je voulais un petit texte de présentation pour replacer le film dans la carrière du cinéaste. Cela devait être une speakerine qui devait assurer la voix mais le directeur de la chaîne ne trouvait pas cela crédible et je m’y suis donc collé.
Il y avait plus de facilité à créer une émission de cinéma à cette époque ?
Les émissions de cinéma posent effectivement des problèmes. La plus grosse difficulté réside dans les droits à l’image. Si vous parler d’une actualité, aucun souci. Je me souviens d’une émission des Cinéastes de notre temps où l’on voulait diffuser quelques images des Maraudeurs attaquent de Samuel Fuller. Lui-même était ok sauf la Warner. On a finit par diffuser uniquement le son ! Aujourd’hui, il y a une surinformation de cinéma dans la petite lucarne. On parle moins de films que de médiatisation.

D’où vient cette passion dévorante pour Tex Avery

Ah ! Lorsque j’allais au cinéma, il y avait toujours un dessin animé avant le film projeté. A chaque fois, je notais le titre du film ainsi que du cinéaste. Vous connaissez les procédures des cinéphiles et de leurs fiches. Chaque fois, je m’amusais en voyant les films de Tex Avery. Et je me suis dit un jour qu’il fallait que je développe une analyse sur la beauté et l’ironie mordante de cet univers. Pour cela il me fallait deux choses : les avoir tous vus (ce que je fis) et surtout avoir des éléments. J’ai obtenu des dessins originaux grâce à des amis américains et c’est comme cela que je me suis mis à écrire sur Tex Avery. Et c’est le seul de mes livres qui ait très bien marché. Dommage que je n’ai pu le rencontrer.
Vous avez quasiment toujours participé à la création d’un espace de diffusion cinématographique à la télévision (le ciné-club avec Claude-Jean Philippe ou la Dernière séance avec Eddy Mitchell).

La Dernière séance, c’est une expérience assez particulière. A l’époque, Serge Moati était le directeur de FR3. Il avait demandé au cours d’un déjeuner à Eddy Mitchell s’il avait des idées d’émission de cinéma. Mitchell lui avait suggéré de réaliser une émission qui se déroulerait dans un cinéma de quartier où l’on diffuserait des bandes-annonces de l’époque, des actualités anciennes et deux vieux films. Quelques jours plus tard, Moati appelle Mitchell et lui dit : « Il y a une conférence de presse dans quelques heures, j’annonce votre émission La Dernière séance ». Mitchell lui réponds : « On verra cela dans 3 semaines, parce que là, je dois partir pour Nashville ». Moati me convoque et me demande de m’occuper de cette émission pour la partie éditoriale. Au début, Moati voulait tourner dans une salle différente de chaque région de France et surtout voulait respecter le quota des films français. Quand j’ai annoncé cela à Mitchell, il m’a dit : « NON ! ». Ce fut difficile mais nous y sommes arrivés ! Avec La Dernière séance, il y avait dans la connaissance cinématographique, une véritable raison d’être. Dommage que cette émission n’existe plus

 


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