Film méconnu de Kurosawa, probablement parce que difficilement situable entre ses fresques historiques, ses films d’aventures ou humanistes, Entre le Ciel et l’Enfer n’en constitue pas moins à notre sens une de ses œuvres majeures, précieuse parce qu’isolée, originale parce que se démarquant de son esthétique la plus reconnaissable. Ce n’est pas tant l’argument policier qui frappe ici (adaptée d’un roman d’Ed McBain, elle n’est pas plus marquante qu’une autre) que les moyens déployés par la mise en scène qui l’élève au rang de grand film.
Car Entre le Ciel et l’Enfer est avant tout un grand film formel.
La première partie du film, d’une durée de cinquante cinq minutes, qui pourrait s’apparenter à une longue exposition, peut donner de prime abord l’impression de se trouver face à du théâtre filmé, du fait qu’elle se déroule entièrement en intérieur, dans un huis clos étouffant. Mais c’est précisément là qu’éclate un certain génie de la mise en scène. En effet, la manière dont Kurosawa suit ses personnages par des travellings incessants, inscrivant le suspense lié à l’enlèvement dans une immédiateté frémissante, se double d’une dimension quasi abstraite : les corps des personnages se détachent la plupart du temps sur un fond mural dénudé, avec une ligne horizontale coupant l’écran en deux, quand ce n’est pas sur de larges rideaux dont les pliures évoquent souvent un mur de bois, symbole même de la clôture. Les corps des protagonistes, taches blanches représentées comme autant d’insectes unifiés par la teinte de leurs chemises, donnent l’impression de s’agréger comme des insectes, avec comme figure ordonnatrice l’inspecteur, la plupart du temps vêtue de noir.
Tout ceci pourrait paraître pur jeu formel si, par la suite, Kurosawa ne s’appliquait à défaire cette dimension en créant un contrepoint dialectique dans les scènes extérieures. C’est dans la reconstitution du chemin qui doit mener au ravisseur qu’il opère une déconstruction de la forme. Là où les scènes intérieures étaient marquées par un horizon clos, tout juste tempéré par un plan découvrant une fenêtre au hasard d’un travelling (pour finalement déboucher, pour les personnages, sur la conscience d’être épiés par le ravisseur), les scènes extérieures multiplient les points de vue, les perspectives, font éclater l’espace en des myriades de mouvements. C’est d’abord par cette scène cursive, originale, de la remise de la rançon, jetée par la fenêtre d’un train allant à toute allure : les repères visuels se brouillent, les points de vue deviennent difficiles à cerner ; l’agitation règne. Les scènes de fenêtres, d’objets suspendus (linges, lampes), les reflets dans l’eau, rares dans la première partie étouffante, se généralisent afin de multiplier les interférences entre un regard et une cible ; perspectives véritablement baroques qui se vérifient dans la belle scène, en profondeur de champ, où le père court vers son garçon libéré : c’est dans la distance à parcourir qu’est éprouvée la joie des retrouvailles.
L’extérieur, c’est aussi, pour Kurosawa, l’exploitation étonnante de la variété des visages et des corps : on a rarement vu à l’époque, sauf peut-être chez Imamura, des typologies aussi diversifiées, que ce soient les droguées, l’incinérateur, les personnages aperçus sur le lieu où danse le ravisseur cerné par des policiers. Dans cette scène, par ailleurs, à l’opposée de celle regroupant les policiers avec leurs chemises unies, on note des multiplicités de teintes, de manières de s’habiller (chemises à pois, à fleurs, etc…), renforçant ainsi les pertes de repère. Précédemment, une inversion s’était produite lorsqu’on a vu le ravisseur éplucher les journaux ; à un moment, il se retourne, écarte un rideau, ouvre une fenêtre, comme s’il se sentait épié ; réponse à la scène où il avait fait savoir aux occupants de l’appartement qu’il les observait. Lorsqu’il se fera arrêté puis menotté, l’étau resserré sur lui sera signifié par un fond composé d’un rideau, le signe même de l’absence de profondeur, marque de l’enfermement ; préfiguration de la scène finale, synthétique, remarquable par sa sécheresse formelle : Gondo assis face au ravisseur qui l’a fait venir. Celui-ci feint de garder la maîtrise de ses nerfs avant de craquer complètement : agitation débridée d’un insecte prisonnier d’une cage. C’est littéralement le couperet de la barrière qui tombe, séparant les deux hommes, avec pour seul lien entre les deux espaces ce micro visible qui, pour le coup, fonctionne aussi comme un poste d’observation de l’autre côté du miroir.