Edge Of Tomorrow

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Le meilleur film avec Tom Cruise depuis longtemps : un trip de science-fiction bien huilé, divertissant, mais dont le ludisme et la superficialité entravent finalement les ambitions.

Tout d’abord un beau titre, tranchant et énigmatique, judicieusement conservé en version originale pour la sortie française du film : Edge of Tomorrow. Littéralement : « au bord du lendemain ». De son côté, le Québec s’est décidé pour Un Jour sans Lendemain – traduction trop ancrée dans l’aujourd’hui, occultant le caractère vertigineux d’un récit en équilibre instable sur la frange du temps. Il est en effet fortement question de voyages temporels dans ce film d’action et de science-fiction orchestré autour de Tom Cruise, à peine un an après Oblivion (Joseph Kosinski, 2013).

Edge of Tomorrow n’est pas avare en stéréotypes narratifs et psychologiques éculés, mais ceux-ci sont agencés d’une manière plutôt originale dans le paysage du cinéma U.S. actuel. D’où la bonne surprise que constitue au premier abord ce film, qui au bout de quinze ou vingt minutes parvient à happer son spectateur avec plus d’habileté que ne le laissaient augurer sa bande-annonce et le nom du réalisateur – en l’occurrence Doug Liman, tâcheron du cinéma d’action américain, dont jusque-là seule La Mémoire dans la peau (2002) échappait à la franche médiocrité.

Une approche ludique avant tout

Les prémices de Edge of Tomorrow ont le charme discret d’une vieille série B hollywoodienne, à ceci près que son budget autorise un décorum et des effets numériques spectaculaires, moins au service de la crédibilité du récit que du plaisir forain que le film se plaît d’abord à dispenser. En guise de prélude, un zapping sur des chaînes d’informations continues pose les repères classiques du bon vieux scénario apocalyptique. Nous sommes dans un futur proche et une invasion alien menace le monde. Des soldats équipés d’exosquelettes luttent pour la survie de l’humanité. Le dernier combat est proche – celui de l’ultime victoire. A moins qu’il ne s’agisse de l’ultime défaite ? Sur cette trame de science-fiction belliqueuse et ressassée, inspirée du roman All You Need Is Kill (2004) de Hiroshi Sakurazaka, Edge of Tomorrow greffe une mécanique de boucle temporelle aussi impromptue que réjouissante : la même journée se répète ad aeternam pour le lieutenant-colonel Bill Cage (campé par Tom Cruise), chacune de ses morts sur le champ de bataille se concluant par son réveil à l’aube de cette journée décisive. Ses résurrections successives sont l’occasion pour cet homme couard et inexpérimenté d’apprendre de ses erreurs passées ; peu à peu, le bleu va se convertir en soldat d’élite, voire en sauveur possible de l’humanité.

On sent le potentiel ludique d’un tel postulat de morts et renaissances répétées. Le film exploite à fond cette carte, maniant au passage un humour noir qui atteste d’une louable capacité d’autodérision de la part de Tom Cruise. Chacun de ses innombrables trépas, aussi spectaculaires que variés, ressemble à un game over : Tom Cruise broyé, haché, déchiqueté, explosé, laminé, peut recommencer une nouvelle partie en se réveillant à nouveau indemne et tout pimpant. Au fur et à mesure, il apprend par cœur les péripéties des heures à venir, surmonte les obstacles et les boss, accède aux niveaux supérieurs, explore les embranchements possibles. L’expérience pourrait être onirique et métaphysique, elle s’avère surtout vidéoludique, autant par son caractère programmé et mécanique – même si le montage elliptique a le bon goût de fluidifier le rythme en occultant les répétitions pesantes – que par sa légèreté parfois étourdissante. Si on se retrouve dans Edge of Tomorrow comme dans un jeu vidéo, c’est au sens où aucune mort ne prête vraiment à conséquence ; la partie peut recommencer après chaque game over. Le film, et c’est son droit, se veut moins méditatif que pétillant et refuse l’approfondissement psychologique, le drame, l’émotion – se distinguant ainsi de Terminator (James Cameron, 1984), L’Armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995) ou plus récemment Looper (Rian Johnson, 2012) pour prendre des exemples d’œuvres plus poignantes, brassant également action, hi-tech et voyages temporels. Ici, contrairement à ces derniers films, la mort et l’amour ne sont qu’un jeu, ils n’ont pas de vrai enjeu. Pourtant, ce n’est pas ce que disent les personnages qui vivent la répétition des jours et des massacres de ceux ou celles qu’ils aiment. Ce n’est pas non plus le carburant dramaturgique du récit, au travers de la relation entre Bill Cage et la belle Rita Vrataski. Mais c’est ce qu’affirme et entérine en permanence une mise en scène désinvolte, superficielle, attachée à des effets de drôlerie ou de rythme qui rompent avec la profondeur passionnante du postulat. Si bien que le ludisme, d’abord bienvenu, finit par écraser l’émotion au lieu de nous y amener ou d’alterner avec elle.

Or il convient d’être exigeant avec le genre de la science-fiction, sa richesse inouïe, bien souvent sous-estimée par le cinéma malgré quelques chefs-d’œuvre épars (et pas seulement du côté de noms éminents comme Kubrick ou Tarkovski). Dans une approche aussi désinvolte que celle de Edge of Tomorrow vis-à-vis de la vie et de la mort, typique de l’industrie du divertissement de masse, André Bazin avait en son temps stigmatisé l’obscénité, voire l’abjection morale dont le cinéma pouvait se montrer capable (le sommet de l’immoralité selon Bazin : filmer à l’envers une exécution à mort). A rebours, certains spectateurs pourraient également saluer dans la légèreté déculpabilisée de ce cinéma de divertissement une sorte de bulle cathartique, en apesanteur par rapport à la gravité du monde, à l’insipidité du quotidien, à la pesanteur des responsabilités morales nous amarrant trop lourdement à nos prochains. Au sein d’un débat si riche, le problème de Edge of Tomorrow procède de son inconséquence : à défaut de se placer du côté de Bazin, il pourrait profiter de sa légèreté enivrante pour plonger dans un jeu ouvertement amoral (on pense notamment à Quentin Tarantino) ou formel (Wes Anderson parmi bien d’autres), au lieu de quoi, sans doute par calcul commercial, il prend le parti de rester sage et calibré. Le lissage des aspérités morales va alors de pair avec le refus des abymes psychologiques, et la superficialité l’emporte.

 

Un blockbuster fascinant : un portrait en creux de son acteur-star ?

Une fois ces réserves émises, il faut signaler que l’intrigue de Edge of Tomorrow se suit sans déplaisir. Au-delà des invraisemblances de scénario – affectant notamment la dernière phase du film, même en admettant les postulats fantaisistes de départ – la mécanique du récit s’avère bien huilée. Le rythme est haletant, les dialogues ciselés, les enchaînements fluides : il faut remonter au moins à Mission impossible : Protocole Fantôme (Brad Bird, 2011) pour trouver un prototype de film « cruisien » aussi joliment calibré – la mise en scène élégante quoique presque robotique de Brad Bird valant largement l’approche parfois brouillonne mais modeste et à hauteur d’homme de Liman. De ce dernier, on se contentera de regretter que sa syntaxe cinématographique reste assez pauvre : l’enchaînement de cadrages rapprochés manque parfois de limpidité et la réalisation en 3D aurait gagné, comme chez Alfonso Cuarón (Gravity, 2013), à multiplier les plans-séquences, non pour en faire des morceaux de bravoure orgueilleux et autonomes, mais le principe même de la mise en scène, sa respiration et sa musique – le film aurait alors vraiment assumé sa parenté avec le jeu vidéo en même temps qu’il aurait affiché, du moins en apparence, un refus presque néoréaliste de l’artifice et restauré une précieuse suspension d’incrédulité.

Cela dit, cette grosse machine hollywoodienne inspire une certaine bienveillance, d’autant qu’au-delà de son calibrage elle possède une identité bien à elle, qu’il serait hâtif de limiter à un simple croisement entre Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993) (dont il lui manque la mélancolie et l’humanité, ou simplement Bill Murray ?) et Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1997) (l’humour de Verhoeven joue contre son film, subvertit celui-ci pour lui infuser un relief aussi sarcastique qu’ambigu, tandis que Doug Liman et ses scénaristes, plus basiques, mettent leur humour noir au service exclusif du récit). A vrai dire, l’identité de Edge of Tomorrow semble notamment tenir à son ancrage hors des Etats-Unis – un fait relativement rare dans une telle production. L’Europe est le théâtre des affrontements ultimes pour la survie de l’humanité, et d’insistants échos historiques suturent un film qui se veut branché sur l’inconscient collectif. Citons parmi ces échos : la présentation de Londres comme siège de la résistance, un débarquement en Normandie, des ennemis monstrueux, un bunker allemand en pleine montagne, Paris occupé et ravagé… On se rappelle à l’occasion que Tom Cruise avait joué le rôle principal de Walkyrie (Bryan Singer, 2008), film historique sur une tentative avortée d’assassinat de Hitler. Edge of Tomorrow constitue peut-être une réponse moins lointaine qu’il n’y paraît à ce film sérieux, ambitieux et trop lisse, qui avait jalonné d’un échec commercial assez cuisant la carrière de l’acteur-star – lequel s’était pourtant impliqué de manière très personnelle dans ce film, comme d’ailleurs dans presque tous ceux où il a joué.


Dès lors, l’approche la plus féconde à défaut d’être la plus flatteuse de Edge of Tomorrow pourrait consister à y déceler un portrait en creux de Tom Cruise, portrait à la fois plus habile que d’habitude et particulièrement roublard. Habile car Bill Cage apparaît d’abord comme un homme peureux, immature, mais qui forgé par la souffrance devient « quelqu’un de bien » : une telle évolution, âpre mais certaine, ne le fait paraître que plus humain, plus touchant. Edge of Tomorrow est roublard car c’est la glorification du héros qui constitue l’horizon ultime du film. Souffrance, mort, résurrection, rédemption : l’évidence christique et éculée d’un tel schéma nous ramène à la trajectoire trop idéale que l’acteur-star s’est échiné à se construire dans le dernier stade de sa carrière. Or ce film-ci, plus encore que d’autres, gagne un relief particulier à la lumière du télescopage entre son protagoniste principal et le vrai Tom Cruise – l’acteur derrière le personnage, c’est-à-dire son corps vieillissant mais encore fringant et sa carrière sur le déclin depuis ses frasques chez Oprah Winfrey dans le milieu des années 2000. De fait, dans Edge of Tomorrow, Tom Cruise se met doublement en scène et en danger sous nos yeux. Sur l’écran et derrière l’écran, sa trajectoire se rêve identique : repartir du plus bas pour renaître, se racheter et triompher.

Au-delà de toute considération sur la scientologie et sa vie privée, on ne peut s’empêcher de penser que Tom Cruise, par son énergie obstinée, son hyper visibilité mais aussi son opacité, est un personnage bien étrange. Il fut d’abord une sorte d’adolescent plus ou moins attardé et prototype du wonder boy américain, qui construisit son image à coups de divertissements pyrotechniques et de comédies fleur bleue. Mais une fois au sommet, il tomba le masque et exhiba au monde un comportement à l’étrangeté presque aussi inquiétante que ridicule (on se souvient de ses sauts de cabri sur le canapé d’Oprah Winfrey). Certes toujours millionnaire, le voici devenu un acteur rejeté par les studios, jeune premier désormais quinquagénaire, en quête d’une nouvelle reconnaissance qui ne vient pas. Il est saisissant de noter à quel point, en parallèle, l’acteur se plaît depuis une quinzaine d’années à se grimer, se travestir, abandonner son statut et son masque de héros souriant. Pour s’en convaincre, il suffit par exemple de revoir Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999), Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999) ou même la série des quatre Mission : Impossible. Si on déterrait le sous-jacent névrotique et secret de ces films successifs, on composerait un autre film, inédit, troublant, sans doute passionnant, gravitant autour des parts d’ombre de l’acteur et de ses fêlures secrètes. Dernier maillon à ce jour de ce film fantasmé, Edge of Tomorrow peut être vu comme l’histoire d’un visage. La caméra de Liman montre et démonte comment celui-ci, qui est de presque chaque plan, paraît tantôt vieilli et bizarrement accablé, tantôt rajeuni et fringant, et pareil à un mutant se montre capable d’évoluer – au bout de 1h50 montre en main – d’une série un peu monotone de rictus d’impuissance ou d’angoisse vers un sourire forcé, trop radieux, vaguement inquiétant mais beau à sa manière. Ne serait-ce que par cette mise en abyme en partie incontrôlée où miroite la vulnérabilité de l’acteur-star, Edge of Tomorrow peut être considéré comme le blockbuster le plus fascinant du moment.

Titre original : Edge Of Tomorrow

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Durée : 113 mn


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