Du terrain ethnologique…
Claire Simon a suivi un parcours semblable. Elle étudie l’ethnologie et s’exerce d’abord comme monteuse, avant de découvrir le cinéma direct aux Ateliers Varan. Là-bas, elle filme son amie Patricia, secrétaire "panier percé" qui rêve de devenir actrice, ouvrant ainsi une trilogie de courts sur le rapport à l’argent. Mon cher Simon (1981), sur un ami cigale et philosophe succède donc à Moi non ou l’argent de Patricia (1982), puis c’est le tour de son père gravement atteint de sclérose en plaques et de son aide à domicile avec le dernier volet, Une journée de vacances (1983). Le protocole est simple et fidèle aux préceptes du cinéma direct : ne pas écrire avant de tourner, ne pas s’accrocher à un récit, et accumuler les rushs sans a priori. Les mêmes règles que pour un ethnologue au fond : utiliser sa caméra comme un carnet de notes.
Jean-Pierre Duret, dont la trilogie brésilienne conçue avec Andrea Santana est sortie parallèlement en DVD dans la même collection, explique lui-même qu’il a fallu du temps avant de se faire oublier par les autochtones, histoire de pouvoir enfin passer inaperçu et circuler naturellement avec la caméra. Au final, il faut surtout s’oublier soi-même, se défaire de ses propres fantasmes pour pouvoir accueillir ceux des autres. Le spécialiste de la Nouvelle-Guinée, Stéphane Breton, l’expliquait très bien dans Eux et moi : « Je me souviens que j’étais venu avec quelques illusions […] Je voulais seulement qu’ils ne fassent pas attention à moi, et je croyais que ça ne dépendrait que de moi. » Il ne suffit effectivement pas de rester silencieux et solidement planté la caméra au poing. Surtout pas ! Ce n’est pas parce que Claire Simon reste en France que la tâche est différente.
Pour Jean-Marie Bouvier, à l’origine médecin du père de la réalisatrice et pivot central des Patients (1989), pris en filature chez ses malades à la veille de son départ en retraite : « Toute personne qui est devant toi est une personne ». Et c’est tout. On perçoit dans le film un transfert de rôle évident : la neutralité du médecin vis-à-vis du patient mis à nu serait comparable à celle du sociologue face au corps social de ses sujets. Dans Les Patients, ce n’est d’ailleurs plus Claire Simon qu’on entend poser les questions, mais le docteur. Finis les « j’tai coupé la chique là, parce que j’en ai marre », et autres « j’avais dû m’endormir derrière la caméra »…
… à la fiction sociologique
En passant côté fiction, Claire Simon a eu la fâcheuse idée de penser que tout serait renversé. Alors, elle s’est mise à écrire la série Scènes de ménage (1991, coproduite par Canal+ et Cosmopolitain) en se projetant dans les moindres faits et gestes d’une ménagère de moins de cinquante ans. Ce sans calculer un détail essentiel : l’actrice qui jouerait la desperate housewife serait Miou-Miou. Et elle aussi, c’est une personne un-point-c’est-tout. Ce n’est pas Claire Simon. La réalisatrice avoue ainsi avoir dû repenser autrement ses cadrages, après observation de la gestuelle propre à l’actrice (4). La méthode aurait probablement laissé songeur Robert Bresson, qui, à l’inverse, voulait des acteurs malléables. Le récit off correspondant aux pensées de Miou-Miou fonctionne ainsi en écho avec des cadrages d’une simplicité éloquente, comme cette casserole couverte qui déborde pour mieux signifier les ardeurs inassouvies d’une femme abrutie par la routine, obligée de s’inventer un film chaque jour afin de maintenir son intérêt pour l’existence.
L’esprit aigu de Claire Simon n’est jamais caricatural. Malgré la brutalité apparente due au laconisme du script, chaque épisode démontre une foultitude de nuances plutôt fines. Ce caractère astucieux éclate pleinement dans l’Histoire de Marie (1993), faux fait-divers raconté par une concierge et mis en forme pour une soirée thématique sur les fait-divers. Marie aurait aperçu dans la cave de l’immeuble un épouvantable barbu et ses – non pas quarante mais – dix voleurs tranquillement installés devant un mur abattu par leurs soins… Fondé sur la répétition et l’exorcisation d’une peur quasi puérile, le reportage se transforme en nouvelle alors que la mise en scène finale vient bouleverser à son tour toutes nos certitudes, comme lorsqu’à l’école, un gamin plus vieux venait nous assurer l’existence d’un monstre invisible dans les toilettes.
Au vu de ses premières œuvres, Valérie Mréjen (5) doit sûrement beaucoup à ce versant de la création vidéo. Ses premiers portraits titrés du prénom du protagoniste locuteur – un personnage fictif incarné par un acteur – misaient entièrement sur le récit oral d’une anecdote à première vue banale, souvent détournée au cours du monologue par une chute ironique en un simple revers de phrase, ou encore par le décalage entre le thème de l’histoire et les termes employés. Le langage, comme un gant, a son endroit et son envers. On l’endosse comme un costume… Claire Simon l’a bien compris.
Le coffret DVD « Du Super 8 à la vidéo, les premiers films de Claire Simon » a été édité mi-avril par l’association Documentaire sur grand écran.
Les films sont accompagnés d’une interview de la réalisatrice et d’un livret de huit pages avec extraits complémentaires d’entretien.
(1) Le format film 8mm est commercialisé par Kodak en 1965.
(2) Depuis la seconde moitié des années 1960, on a le Portapack Sony et dérivés assimilés, ensuite, plus accessible, la Paluche, ancêtre des webcams, caméra vidéo miniature développée par Aaton à orienter sur les sujets comme une lampe torche (les images produites sont en noir et blanc, colorisées a posteriori au synthétiseur par certains adeptes), puis le caméscope, plus facile à manipuler, notamment le V8 (pour Vidéo 8) lancé par Sony en 1985. Claire Simon a attendu jusque-là.
(3) Entrez-donc, en 1987. Jean-Louis Le Tacon a aussi (et entre autres…) réalisé des clips, notamment un – Rhorhomanie (1984) – pour le groupe « Carte de séjour », et quelques vidéos expérimentales à partir de captations de concerts au début des années 1980.
(4) D’après l’interview-supplément du coffret DVD.
(5) En écho à la sortie récente de son tout dernier film En ville, nous renvoyons à sa critique par Mickaël Pierson, ainsi qu’à celle de Valvert (2010).