DVD Krzysztof Kieslowski « Premiers Plans »

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Pour les quinze ans de la disparition du cinéaste polonais, les Editions Montparnasse ont la bonne idée d´éditer cinq de ses films de la période 1970-80. Quand le cinéma de l´angoisse morale se fait interrogation du peu de cas de l´individu dans la société.

Kieslowski. Le nom est connu des cinéphiles et lié aux quelques films qui l’ont rendu célèbre : La Double Vie de Véronique, la trilogie Bleu, Blanc et Rouge et Le Décalogue. Sorti de ces quelques titres, il est plus difficile pour le public de retracer sa carrière. Le cinéma de Kieslowski est rare. Assez peu diffusé à la télévision, il ne fait que rarement les honneurs d’un festival depuis son décès prématuré en 1996 à 55 ans. Les titres précédant la série du Décalogue (1989-90), qui fut son premier succès critique en Europe de l’Ouest, restent encore mal connus. Pour les quinze ans de sa disparition, les Editions Montparnasse éditent cinq films réalisés pour la télévision entre 1974 et 1981 dans un riche coffret. L’occasion d’une belle découverte.

Recréer l’émotion plutôt que la voler

Diplômé de la Lodz Film Academy en 1969, Krzysztof Kieslowski s’oriente d’abord, comme la plupart des jeunes réalisateurs polonais de sa génération, vers le documentaire. La fiction est alors vue comme un phénomène bourgeois et seul le documentaire leur permettrait de rendre compte de la situation du pays : montrer la Pologne telle qu’elle est, non comme le Parti prétend qu’elle est. Premier Amour est déjà en 1974 son douzième documentaire et montre à quel point le réalisateur se trouve de plus en plus mal-à-l’aise avec ce genre cinématographique. Il y filme un très jeune couple, encore étudiants, face à l’attente d’un enfant. Autant que la situation et la préparation du couple, c’est aussi leur parcours délicat dans la société et le regard que celle-ci porte sur eux que met en avant Kieslowski. Le réalisateur est tiraillé entre la capacité du documentaire à être au plus près de la réalité, à la saisir non pas de la manière la plus juste, mais la plus proche – très littéralement cela s’incarne par une adhésion totale aux situations et aux visages qui apparaissent au plus près de l’objectif – et la part de voyeurisme qu’il peut recouvrir. Chaque moment d’émotion (le mariage, l’accouchement, l’annonce de la naissance aux parents…) apparaît déjà comme de trop, volé à leurs propriétaires, la position du réalisateur – par extension du spectateur – devenant ainsi quasi obscène.

Kieslowski va alors délaisser le documentaire quelques années pour se tourner vers la fiction, afin de « recréer l’émotion, plutôt que de la voler. » Bien évidemment, ses fictions vont se teinter d’un naturalisme qui les rapproche nettement de ses précédents films. Sa fine observation des personnes et de la société vont trouver un écho naturel dans le choix des histoires et l’inclusion des personnages dans leur réalité. Passage souterrain, réalisé la même année que Premier Amour, vaut ainsi autant pour la romance finissante qu’il développe que pour la réapparition constante du contexte social en arrière-plan. En cela les positions personnelles (le professeur qui redoute le moindre faux pas dans sa carrière et l’ex-professeur devenue employée quasi exploitée par son patron) rencontrent constamment le monde extérieur. A travers les vitres de la boutique où se déroule la majorité du film, c’est la réalité sociale – reconstituée – qui défile : la foule dans le passage, les lumières de la ville, les contrôles de la police et la violence… sont observés par les amants au travers du papier journal collé sur la vitrine, tel un morceau de réalité qui s’insinue dans le film.

   
Passage souterrain (1974)

« Il faut choisir son camp » (La Paix)
 
Les premières fictions de Kieslowski reprendront point par point la méthode et les mécanismes de mise en scène de ses documentaires. Le Personnel, La Paix et Une brève journée de travail mettent tous en avant une construction elliptique centrée sur quelques événements personnels. La Paix (1976) semble ainsi rejouer les séquences de Premier Amour : le travail, la grossesse, le mariage et sa convivialité… Les mêmes instantanés, sans la gêne inhérente au documentaire mais dans un style proche : un cadre leste non magnifié, très mobile qui colle aux personnages. Mais dans les trois fictions le personnage principal est à l’origine moins le représentant (d’un peuple, d’une génération…) qu’un observateur impassible à l’image de Romek dans Le Personnel (1976) qui, derrière une porte ou dissimulé dans le décor du théâtre, voit et écoute, observe les répétitions, la vie du théâtre et de la Pologne.
Les personnages de Kieslowski semblent d’ailleurs, dans un premier temps, subir les situations plus que les vivre : l’ouvrier Granak sortant à peine de prison dans La Paix, trimballé entre l’obéissance au patron et l’affection des collègues ou le Secrétaire du comité local du Parti d’Une brève Journée de travail (1981), dépassé par les émeutes sociales qu’il trouve légitimes et le respect de la ligne du Parti. Chacun d’eux est prisonnier de la matrice sociale. Jusqu’alors plutôt passifs, la situation va les amener à faire un choix. La réalité va les rattraper, les forcer à sortir de l’immobilisme. La ligne générale ou la solidarité. Quelle que soit la décision, le choix n’est jamais une fin en soi, surtout pas une fin heureuse, mais est subi. Chaque groupe – l’autorité d’une part, le peuple de l’autre – tentant de récupérer le « héros », le témoin pour grossir ses rangs. La vision est dure chez Kieslowski, l’individu vaut moins comme personne que comme unité comptable au service de la contestation ou servant de pion, d’espion du patronat ou du Parti. Résister ou trahir sont les deux faces d’un même dilemme. L’adhésion à un bord se fait toujours au détriment de l’autre et le choix ne fait naître que la haine. Un choix exigé mais qui se fait nécessairement à l’encontre du personnage.
 

Le Personnel (1976)
 
 
Si La Paix et Une brève journée de travail marquent une aisance de plus en plus palpable du réalisateur dans la fiction (construction et découpage plus complexe, apparition du flashback et du flashforward, naissance des visions poétiques chez Kieslowski), le bref Le Personnel (67 minutes) est la perle de ce coffret. Le jeune Romek y trouve son premier emploi dans l’atelier de confection d’un théâtre. Il s’y épanouit au sein des répétitions et des artistes, profite enfin d’un accès à l’art et à la culture. Un personnage nécessairement proche du réalisateur qui entra à seize ans au Collège des techniciens du théâtre de Varsovie pour apprendre la décoration. De plus en plus à l’aise et accepté de tous, il va observer les dissensions, le théâtre valant comme un raccourci de la société polonaise, un vrai microcosme. Œuvrer pour les arts et le beau n’empêche donc pas la distinction entre les classes, les troubles et la mesquinerie. Les masses populaires et la grande bourgeoisie ne se rencontrent pas, pas plus que les ouvriers et les artistes. Le monde clos du théâtre n’échappe pas à la réalité sociale. D’abord témoin en retrait, sorte de redoublement de la caméra au sein du plan, Romek va peu à peu entrer en scène, la machinerie théâtrale va lui faire perdre de son innocence. La mise en scène va faire de lui un soliste : le cadre va s’élargir pour faire du plan une scène dont il est le centre, l’acteur principal (surcadrage, éloignement du premier plan, éclairage, redoublement de la position du spectateur). Le rideau se lève sur lui comme sur les autres personnages de Kieslowski et les force à agir. Chacun d’entre eux semblant être la victime d’une conception trouble de l’ordre public : diviser pour mieux régner.
 
Bonus

Deux documentaires viennent éclairer les films et la situation de la Pologne dans les années 1970-80. Pologne, année 70 : la liberté contrôlée est un entretien avec l’universitaire Jean-Yves Potel sur l’histoire des luttes ouvrières polonaises de l’époque. Très éclairant pour comprendre le contexte d’Une brève journée de travail, on aurait aimé voir l’historien mettre en relation les films de Kieslowski et l’Histoire plutôt que d’offrir un cours. Le bref Les Larmes de Jadwiga (du nom de la jeune femme filmée dans Premier Amour) revient sur les débuts de Kieslowski et sa gêne croissante vis-à-vis du documentaire. Très largement illustré d’extraits de films, c’est là une excellente introduction pour qui connaît mal le travail du réalisateur.

 


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