DVD « Femmes entre elles » et « Le Mystère d’Oberwald »

Article écrit par

Ressortie cette semaine en DVD de deux grands classiques de Michelangelo Antonioni.

 « Ha ! Elles s’ouvrent, ces grosses mains d’homme. Mais qu’espères-tu ? On n’attrape pas les pensées avec les mains. » – Inès, dans Huis clos.

Tout comme l’écrivait Sartre dans Huis clos (1943), l’enfer pourrait bien être les autres dans Femmes entre elles (1955) d’Antonioni, adapté de la nouvelle Entre femmes seules de Cesare Pavese, elle-même publiée avec son dernier roman Le Bel été en 1949, un an avant son suicide. Il s’est écoulé peu d’années entre la mort de l’écrivain et le tournage du film. Nul doute qu’Antonioni a dû trouver dans l’œuvre du romancier un écho à ses propres hantises .

Motif cher au cinéaste autour duquel sera articulé L’Avventura (1960), le film débute par une absence : celle de Rosetta, découverte inconsciente sur un lit par la solide Clelia qui fera par là son entrée dans l’artificielle bourgeoisie turinoise, une arène cruelle, qui n’épargnera pas deux fois sa victime. Échouée à l’hôpital, Rosetta doit d’abord supporter une mère, qui, debout devant son miroir de poche, déplorerait presque le suicide raté de sa fille, lui reprochant de lui avoir imposé un stress aussi intolérable qu’inutile. Rosetta devra exécuter son grand retour sur scène, reprendre sa place dans le ballet dérisoire que lui impose le protocole de sa classe. La démesure de son amour stérile pour Lorenzo, le mari de son amie Nene, se heurtera à la sécheresse de celui-ci : « Je suis comme un gamin qui a envie de jouer ». Comme à la roulette russe, Rosetta, elle, joue sa vie à chaque étreinte. Lorenzo, lui, n’a « besoin de personne ». La sentence égoïstement prononcée aura raison de Rosetta.

« Je m’assiérai sur ton canapé. J’attendrai que tu t’occupes de moi. » – Estelle, dans Huis clos.
 

 

 

L’abnégation de Rosetta trouve son contrepoids dans la détermination de la généreuse Clelia à exister par et pour elle-même. Venue de Rome pour diriger une maison de couture, rien ne devra nuire à son travail, sa seule et unique bouée. On ne peut pas compter sur les hommes. Ils sont lâches, voire amers, comme Piero dans L’Éclipse (1962), ou Sandro face à la solaire Claudia dans L’Avventura. Ils cristallisent néanmoins les pensées de ces femmes désœuvrées : « Je voudrais être la plus belle pour que tu m’aimes plus que les autres », confiera Rosetta. Être la plus belle… pour qui, pour quoi ? Se marier… pour mieux passer de bras en bras. L’intrusion de Clelia dans ce groupe de femmes oisives révélera la concurrence de ces amies qui se serrent la main comme on fait un bras de fer, et pour qui la survie consiste, dans le cas de Momina et Mariella, à renvoyer une image de séductrices cruelles et inoxydables, ou, pour Nene, à s’effacer devant l’ego jaloux et écrasant de son mari. À la mesure de la colère et de la déception de Clelia, le titre du film en italien, Le Amiche (« les amies »), résonne d’une ironie certes féroce mais surtout pathétique.

« Il y a des jours où avoir dans les mains un morceau de tissu, une aiguille, un livre ou un homme, c’est la même chose. » – Vittoria dans L’Éclipse.

S’attacher, séduire, plaire, se marier pour tromper l’ennui. Très vite aimer et trop vite oublier… s’agiter dans le théâtre étriqué du jeu social, matérialisé par la boutique baroque de Clelia. Implacable vanité cinématographique, Femmes entre elles anticipe L’Avventura, récit ultra-contemporain d’une exigence déçue, d’une disparition, de la déchéance de l’idéal amoureux confronté à l’hédonisme frigide – matérialiste et désengagé – de la société après-guerre. « Il faut se ficher de tout ! » Et Lorenzo sait bien de quoi il parle… Certains donnent à leurs baisers le poids léger de leurs paroles, d’autres, le souffle avide de leurs espoirs. Dans cette débâcle, la lucide condamnation de Clelia à la solitude semble la plus bénigne des blessures.
 

 
« Si vous ne me tuez pas, c’est moi qui vous tue. » – La Reine, dans Le Mystère d’Oberwald.

Glisser sur son prochain ou affronter la solitude, les protagonistes du Mystère d’Oberwald (1980) sont restés deux âmes pures et intransigeantes… Adapté de L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau (la pièce de 1946 suivie du film avec Jean Marais et Edwige Feuillère en 1947), le film a été reçu comme un OVNI dans la filmographie d’Antonioni, notamment à cause de sa genèse et des moyens techniques fournis par la RAI. Grâce à la chaîne, Antonioni a pu utiliser un correcteur de couleurs, tirant le fil d’un travail sur les teintes débuté avec Le Désert rouge (1964) : « Je pouvais, comme un peintre, ajouter du rouge, du vert, du bleu, du jaune. On peut intervenir tant sur le décor que sur le visage des acteurs et modifier l’image en imprimant un ton, une couleur en rapport avec la psychologie de l’action. » (1) L’effet tramé propre à la réalisation vidéo (le film a été ensuite transféré sur pellicule) a beaucoup gêné à la sortie du film.

Cette fois, les décors urbains, les paysages minéraux et les architectures métaphysiques évoquant, dans L’Avventura, les toiles de De Chirico, ont laissé la place à une atmosphère romantique et sépulcrale, aux forêts, à la foudre et aux prairies baignées par la lumière électrique. Le climat convient bien à l’exaltation d’une Reine et d’un poète anarchiste, une femme et un homme suicidaires, cette fois mus tous deux par un idéal exclusif et dévorant. Deux existences en voie d’extinction dans un château agité par les derniers sursauts aristocratiques de la vieille Europe du XIXe siècle. Alors que la Reine galope dans les alpages, on penserait presque à la solitude du voyageur contemplant la mer de nuages du peintre Friedrich (2). Comme dans les films muets où la pellicule était quelquefois peinte afin de donner une totalité psychologique à certaines scènes, les couleurs du Mystère d’Oberwald suivent le mouvement des âmes. Les personnages eux-mêmes ont la simplicité manichéenne et romantique des héros du muet. Le silence… une tendance vers laquelle le cinéaste se dirigeait dans La Notte (1961) puis L’Éclipse, où la prégnance de la parole se réduisait comme une peau de chagrin à mesure qu’Antonioni constatait la faillite du dialogue.

« Vous êtes une solitude face à une autre solitude. » – La Reine, dans Le Mystère d’Oberwald

 


 

 

Femmes entre elles et Le Mystère d’Oberwald de Michelangelo Antonioni, avec, en complément pour chacun des films, une analyse par Aurore Renaut, enseignante en cinéma italien à l’Université Paris VIII – DVD édités par Carlotta – Disponibles le 18 septembre 2013.
 

 
(1) Antonioni cité par Aurore Renaut dans le supplément du DVD.
(2) Notons qu’Antonioni a peint une série d’aquarelles, Les Montagnes enchantées, pour leur donner ensuite, par le biais de l’agrandissement photo, des dimensions immersives.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi