Duel propose une très intéressante collaboration entre un metteur en scène prometteur et un scénariste passé maître dans l’art du récit fantastique, l’écrivain Richard Matheson. Adaptant l’une de ses propres nouvelles, l’auteur de L’Homme qui rétrécit, de Je suis une légende et des meilleurs épisodes de La Quatrième Dimension, signe ici un texte particulièrement périlleux à transposer en images : cette histoire d’un conducteur de voiture poursuivi sans relâche par un routier démoniaque et meurtrier. Le sujet est maigre, voire minimal. Il engage un nombre très limité de personnages, et propose une action restreinte à une unique facette.
Le monstre de la route
Le film confronte deux points de vue antagonistes : le chauffeur de la Plymouth et le routier. Duel annonce ainsi une confrontation, un combat de chevaliers modernes, mais induit également un partage en deux parties d’un même état de faits, un antagonisme ontologique. Le chauffeur apparaît sous les traits d’un homme ordinaire. Il est marié, exerce une profession, et entretient tout au long du film plusieurs rapports sociaux avec des personnages secondaires. L’acteur (Dennis Weaver) qui interprète le rôle, semble rendre compte du type de l’Américain moyen. Spielberg se place continuellement de son point de vue, ce qui souligne le caractère sympathique du personnage. Le spectateur peut aisément s’identifier à lui.
Le routier se situe à l’exact opposé du protagoniste précédent. D’abord, son visage n’apparaît jamais à l’écran. Ne sont visibles que ses jambes ou ses bras. Le personnage est donc indéfinissable : personne ne peut dire qui il est, ni quelles sont ses motivations. Un mystère plane sur son identité. Le véritable adversaire du conducteur de voiture, en réalité, s’avère être le camion lui-même. Par un certain effet de personnalisation, c’est en effet ce dernier qui semble poursuivre le protagoniste principal. Dans le final, on peut d’ailleurs entendre le camion rugir, comme s’il s’agissait d’un véritable monstre de chair et de sang, d’une sorte de prédateur enragé. Avec le recul, le camion de Duel évoque tout aussi bien le grand requin blanc des Dents de la Mer, que les dinosaures de Jurassik Park.
Le rôle du camion va effectivement dans ce sens : son allure est particulièrement menaçante, il est sale, cabossé, rouillé et imposant. Les nombreuses plaques d’immatriculation accrochées sur le pare-chocs paraissent comme autant de scalps arrachés à ses victimes. La confrontation entre le camion et le chauffeur implique une double lecture du film : d’un point de vue idéologique, le combat se ramène à celui de l’Homme et de la Machine ; en termes psychanalytiques, à celui du Moi et de son refoulé. Qu’il soit technologique ou psychique, l’appareil se retourne contre son maître.
Les personnages secondaires, quant à eux, alimentent de plus belle la consistance dramatique du récit. Les enfants et la vieille femme rencontrés sur le bord de la route fonctionnent sur ce principe. De son côté, la figure du désert repose sur deux opérations distinctes : il permet d’une part d’isoler les personnages dans un vaste huis clos, et de pointer d’autre part la bestialité vers laquelle ils sont en train de régresser. La présence des animaux – avec l’irruption dans l’avant-dernière séquence des mygales et des serpents – insiste sur ce caractère. L’affrontement auquel se livre les protagonistes se ramène à une impitoyable lutte pour la survie. L’allégorie est forte : c’est en mettant son intelligence à profit, en faisant preuve de son humanité, que le personnage principal finit par vaincre son adversaire. En synthétisant les caractéristiques humaines et animales en un même protagoniste, le dernier plan de Duel cite implicitement l’ouverture de 2001 de Kubrick, dans laquelle un singe découvre son humanité latente. Si dans les deux films, le mouvement est inversé (de l’humain au singe pour le premier et du singe à l’humain pour le second), le désert, vanité de toute chose, reste le même.
Un film d’apprentissage
Travaillant dans le cadre d’une production télévisuelle, le réalisateur Spielberg ne dispose que de faibles moyens techniques et financiers. Les décors sont naturels, les accessoires relativement rares et les acteurs passablement inconnus. Pourtant, c’est précisément en s’appuyant sur ce manque de moyens que Spielberg parvient à rendre son film palpitant. Bien plus bricoleur que dans ses œuvres suivantes, le cinéaste réussit avec un certain panache à réaliser l’impossible : faire un film à partir d’un récit qui a priori ne fonctionne que sur le papier. Partant du principe qu’il est difficilement concevable d’exprimer le ressenti intérieur d’un personnage de cinéma, Spielberg mise toute la force de son film sur la limpidité du déroulement de l’action et sur son impact émotionnel vis-à-vis du spectateur. A l’exception de la séquence du snack dans laquelle il emploie une voix off, le réalisateur fait du découpage et du montage les outils primordiaux de sa mise en scène. Aussi, certaines scènes – notamment celle de la poursuite finale – passent encore aujourd’hui pour des morceaux de bravoure.
Tout le travail de Spielberg consiste à créer une forme suffisamment dynamique et effrénée, pour poser les termes d’un véritable choc filmique. A la confrontation des deux personnages, se superpose un tourbillon d’images et de sons. Le cinéaste privilégie les techniques de sur-découpage et de montage rapide, tout en multipliant les différentes positions de la caméra ; de plus, Spielberg joue sur le fracas sonore provoqué par les moteurs, les klaxons, les trains qui passent, et aussi par la radio. L’idée consiste à mener indépendamment l’un par rapport à l’autre le travail sur la bande image et celui sur la bande son, et à les concevoir dans leur propre antagonisme. La frénésie mise en œuvre dans le récit se voit mise en acte dans le tissu même du film. L’action n’est pas seulement représentée en images et en sons, mais se trouve littéralement embrayée par le rapport qui distingue ces derniers. Duel ne se présente pas comme une simple course-poursuite mais, d’un point de vue cinématographique, comme une captivante expérience filmique.
En accomplissant son apprentissage à la télévision, Spielberg s’est ainsi mis à parler le langage du cinéma. Ce n’est donc pas un hasard si, trois ans plus tard, le cinéaste a cherché à transformer son essai en réalisant Sugarland Express pour le cinéma, son second road movie.