Destroyer

Article écrit par

C’est grâce à la force d’interprétation d’une Nicole Kidman méconnaissable et aux antipodes de son image de femme fatale que Karyn Kusama parvient à signer ici un polar féministe certes conventionnel, mais réussi.

Un schéma plutôt classique

Le film s’ouvre avec un gros plan sur deux yeux bleus profonds, aveuglés par une lumière blanche. Puis, le cadre s’élargit progressivement pour laisser apparaître un visage blafard, malade. Ce visage, c’est celui d’une femme qui semble être au bout de sa vie. Ce visage n’est autre que celui de l’héroïne, Erin Bell, inspectrice antipathique dont la démarche bancale est accompagnée par une image elle aussi peu stable. Voici la première rencontre du spectateur avec Nicole Kidman, qui ne semble chercher l’approbation de personne, pas même celle du public ou de ses collègues aussi interloqués que nous. Une image choc, d’une grande complexité, qui à elle seule pourrait suffire à résumer la personnalité de cette ancienne agent secret du FBI, qui reste hantée par ses vieux démons depuis une infiltration dans un deal de drogues du désert californien, aux conséquences tragiques.

S’apparentant d’abord à un film dramatique, on découvre d’emblée une femme détruite et isolée, rejetée par sa propre fille, à qui elle n’a pas consacré suffisamment de temps. Cependant, on peut observer un contraste entre une mise-en-scène très immersive à travers les yeux hallucinés d’Erin tout au long du long métrage, et un personnage qui reste pourtant très opaque, fermé à toute émotion.  A partir du moment où Erin apprend que le chef de la bande a refait surface en ville, son désir de vengeance ne cesse de s’intensifier, au même titre que le récit qui connaît alors une montée en puissance et en suspens très fluide et agréable à regarder. Quelques plans plus tard, le ton donné, Erin Bell s’engage donc dans une chasse à l’homme à bord de sa Berline, typique du film noir. En effet, les polars sont friands de ces longues scènes d’errance du détective en voiture, reflétant alors son état mental et sillonnant inlassablement les rues de la ville au rythme de l’enquête. Et dans sa forme, Destroyer n’échappe à la règle, il s’y complaît même d’une manière presque académique. Tel Alfred Hitchcock ou Billy Wilder, la réalisatrice fait avancer l’intrigue/la quête personnelle de Erin par un enchaînement de bras de fer et d’interrogatoires musclés ; Erin retrouve un complice de Silas, l’homme qu’elle recherche (Toby Kebbell), lui extirpe quelques informations, jusqu’à devoir en masturber un autre sur son lit de mort, et repart à la chasse, lui permettant d’accéder à un niveau supérieur et être encore plus proche de sa cible.

 

 

Une utilisation de la temporalité au service de l’image et du récit

Cependant, si sa voiture semble constituer un refuge pour Erin ainsi qu’un lieu d’observation privilégié où elle peut voir sans être vue, celle-ci constitue non seulement un prolongement psychologique du personnage, mais également un atout majeur de la mise-en-scène qui navigue constamment entre deux espaces temporels et cinématographiques. Le passé et le présent d’Erin s’entremêlent au fur et à mesure que sa voiture défile dans les rues de Los Angeles. Ici, les nombreux flashbacks et la boucle narrative sont au service de l’image et du récit, aussi bien dans les décors que la lumière.

Flashbacks où l’on découvre une jeune Erin Bell lors de sa fameuse mission d’infiltration 17 ans auparavant. Et c’est là que l’on est particulièrement frappé par le déclin qu’a pu subir le personnage depuis cet évènement, tant son aspect négligé reflète en réalité le passage du temps et des regrets. Au cours des flashbacks, elle est ouverte et en pleine santé, elle dégage une sorte d’enthousiasme téméraire. A l’époque, elle est infiltrée, et finit par tomber vraiment amoureuse de son partenaire (joué par Sebastian Stan), avec qui elle devait camper un couple. On voit une lumière dans leur regard qui a disparue dans le présent, emportée par Chris, l’homme qu’elle aimait, à sa mort. Une approche intéressante et percutante pour le spectateur, tant ces flashbacks s’inscrivent harmonieusement dans la narration ; ce ne sont pas que des souvenirs de Erin, ces images passées constituent en réalité le présent du récit qui lui permettent d’avancer, de la même manière que ceux-ci reflètent également les vieux démons d’Erin qui ne cessent de la bloquer dans sa vie.

 

 

C’est alors là que le talent de Nicole Kidman explose, même sans cette tonne de maquillage qui la rend méconnaissable physiquement, nul doute que l’actrice prend ici un risque avec ce rôle. On est bien loin de l’esthétique et de la sensualité de Moulin Rouge (2001) et pourtant, on ne cesse d’être fasciné par cette performance d’actrice qui fait alors oublier qui se cache réellement sous cette peau abîmée par le soleil de Californie, ces cheveux hirsutes et ces poches sous les yeux. Nicole Kidman semble vraiment se livrer à corps perdu dans ce rôle de femme brisée qui ne semble n’avoir plus rien à perdre. Enfin, la boucle narrative prend toute sa dimension à la fin du film, où la scène d’ouverture se répète, on comprend en réalité que le film commençait par la fin et remontait l’intrigue dans le temps. Un beau twist qui ne fait que magnifier la mort de notre détective sur fond de musique languissante signée Theodore Shapiro que tout cinéphile appréciera.

Là où la tradition n’imposait jadis que des hommes, Karyn Kusama parvient à renverser les codes et à se les réapproprier pour faire de Destroyer un film bien plus féministe qu’il n’y paraît. Pouvant s’inscrire dans la lignée du mouvement  « Me Too », la force du film réside en son principal atout, Nicole Kidman, qui parvient de manière subtile à démontrer que le genre du personnage n’a désormais plus aucune importance, et que sa crédibilité pourtant ne faiblit pas. La magie du cinéma sublime cette mise-en-scène de façon intelligente, bien que certains clichés du film noir persistent.

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre : , ,

Pays :


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala

Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dans l’immédiat après-guerre, Yasujiro Ozu focalisa l’œilleton de sa caméra sur la chronique simple et désarmante des vicissitudes familiales en leur insufflant cependant un tour mélodramatique inattendu de sa part. Sans aller jusqu’à renier ces films mineurs dans sa production, le sensei amorça ce tournant transitoire non sans une certaine frustration. Découvertes…

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Le pénultième film d’Ozu pourrait bien être son testament cinématographique. Sa tonalité tragi-comique et ses couleurs d’un rouge mordoré anticipent la saison automnale à travers la fin de vie crépusculaire d’un patriarche et d’un pater familias, dans le même temps, selon le cycle d’une existence ramenée au pathos des choses les plus insignifiantes. En version restaurée par le distributeur Carlotta.

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Difficile de passer sous silence une œuvre aussi importante que « Il était un père » dans la filmographie d’Ozu malgré le didactisme de la forme. Tiraillé entre la rhétorique propagandiste de la hiérarchie militaire japonaise, la censure de l’armée d’occupation militaire du général Mac Arthur qui lui sont imposées par l’effort de guerre, Ozu réintroduit le fil rouge de la parentalité abordé dans « Un fils unique » (1936) avec le scepticisme foncier qui le caractérise.