Depuis une vingtaine d’années, on a tendance à considérer Bertrand Tavernier comme le garant d’un cinéma de qualité bien français, œuvrant dans des genres hexagonaux par excellence : le film de cape et d’épée (La Fille de d’Artagnan), le policier réaliste (L627), le film historique relatant les périodes troubles de la France (Capitaine Conan, Laissez-passer), ou les drames intimistes avec Philippe Torreton (Ça commence aujourd’hui). C’est pourtant rapidement oublier que ce défenseur de la tradition française est aussi un amoureux de la culture américaine, et que sa passion débordante pour sa musique s’exprime dans Mississipi Blues ou Autour de Minuit, que son amour pour ses polars a donné lieu à Coup de Torchon, d’après Jim Thompson, et que sa connaissance de son cinéma a débouché sur le monumental "50 ans de cinéma américain" et un bel ouvrage d’entretiens, "Amis américains". Dans la brume électrique renoue avec ce versant de son œuvre, en nous rappelant avec force cette passion pour le polar et le blues.
Fasciné par l’ambiance moite et crépusculaire du sud de la Louisiane décrit par James Lee Burke dans ses polars, Tavernier s’entoure d’une équipe américaine pour mettre en scène une enquête de l’inspecteur Dave Robicheaux, personnage fétiche de l’écrivain, déjà interprété par Alec Baldwin dans l’insipide mais intéressant Vengeance froide en 1996 (pour les curieux, on y apprenait dans quelles circonstances Robicheaux adoptait la petite Alafair). C’est cette fois-ci le monolithique Tommy Lee Jones qui prête ses traits au flic violent et ex-alcoolique, mais à la morale droite et humaniste. On retrouve l’équipe de Trois enterrements à plusieurs postes clefs : Michael Fitzgerald à la production, Marco Beltrami à la musique, ou Roberto Silvi au montage. Cette rencontre entre le professionnalisme américain et la passion et l’intelligence de Tavernier donne lieu à un film solide et cohérent, qui se regarde sans déplaisir ou ennui. L’interprétation est soignée (avec une mention spéciale pour la composition de John Goodman en truand producteur très antipathique), la musique renforce le réalisme de l’atmosphère des Bayous (on croise Levon Helm, l’ex batteur de The Band, en fantôme d’un général sudiste, alors que le musicien Buddy Guy aide la progression de l’enquête sans oublier de jouer un titre ou deux), et des références à Katrina approfondissent la thématique du film, qui veut que les crimes du passé hantent toujours notre présent.
Pourtant, à mesure que le film progresse et malgré l’indéniable qualité de son exécution, on ne peut s’empêcher de penser avoir sous les yeux un objet un brin vieillot, et somme toute assez anodin. La faute à l’intrigue, d’une grande prévisibilité, qui ne sort jamais des sentiers battus : tout y fait sens, mais un peu mollement, à l’image du climax final, sans tension ni crainte pour les personnages, dont on sait qu’ils s’en sortiront sans heurts. Les scènes se succèdent et ont du mal à être transcendées par la mise en scène de Tavernier, qui manque peut être d’audace pour exprimer la moiteur, le malaise, et l’humidité qui suintent du bouquin de James Lee Burke. On nous parle d’histoires monstrueuses de gars brûlant leur père, de prostituées découpées en morceaux et mangées par des crabes, de chairs pourrissants dans les marais depuis 40 ans, alors que l’image reste d’une propreté bien loin des atrocités décrites. Quand on nous dit que le bayou était autrefois rempli de chauve-souris, mais qu’elles ont été dévorées par les moustiques, on aimerait ressentir un peu de cette prolifération horrible. Mais l’écran reste désespérément lisse, sans qu’aucune trace de sueur, de sang, ou d’alcool, composantes de base de tout film noir qui se respecte, ne vienne le salir.
C’est finalement comme si les qualités du film se retournaient contre lui : la trop grande application de la réalisation camoufle la passion qui devrait l’animer, la volonté réaliste crée un manque d’ampleur dans les situations (pour le passage obligé où le flic se fait passer à tabac, il se prend par exemple une simple balle de baseball sur la nuque), la clarté de la photographie rend assez peu crédible la virée vers le fantastique et l’onirique… Quelques personnages secondaires apportent tout de même une certaine épaisseur à l’atmosphère poisseuse décrite : une femme de ménage noire, un ancien gardien de prison aux bras rougeauds, à l’expression difficile et au visage bouffi… On imagine alors ce qu’aurait pu être le résultat si cette incarnation avait été plus persistante, si la chaleur et la moiteur du Mississipi avaient vraiment fait corps avec le film.
Certainement conscient de ces faiblesses, Michael Fitzgerald a d’ailleurs voulu retirer le projet à Tavernier, afin de remonter le film à sa guise. Si la version distribuée en France est bien celle voulue par le réalisateur, le film est sorti au Etats-Unis directement en DVD, avec une vingtaine de minutes en moins, un montage plus fluide et resserré et une conclusion plus explicative, à la place de la belle fin bercée par Haendel. On y gagne en rythme et en efficacité, mais l’impression de voir un « produit » neutre, moyen, et sans personnalité s’en trouve aussi accrue. En l’état, reste le plaisir que procure un bon petit polar de facture classique, mais comme contaminé par sa thématique : le film reste prisonnier d’un passé cinématographique académique. Le classicisme n’a rien de honteux, mais il faut au moins le talent d’un Clint Eastwood pour pouvoir le faire revivre dans sa grandeur, et les efforts cumulés de Tavernier et Tommy Lee Jones n’y arrivent que médiocrement.