Le premier long métrage de Bergman. Le film se distingue par une utilisation frappante de la symétrie. Les conversions demeurent le socle de toute la tension dramatique du film.
Bergman s’initie à effleurer la vie et ses désillusions par le choix. La trajectoire de Crise pourrait être comparée à un arc de cercle. L’on revient à un départ que seul l’épreuve du temps et de la vie donne à percevoir différemment. L’évolution de la situation propulse au rang de cobaye les personnages d’un épisode de vie douloureux. Comme le titre du film, la forme narrative du premier long métrage de Bergman est une parabole aiguë. Sur la corde raide. Tout menace de s’écrouler à tout instant sous le poids de la révélation, du mensonge et de la manipulation. Le déséquilibre profond du film cristallise l’expérience éphémère, évanescente de l’œuvre. Derrière chaque visage semble se cacher un secret. Les personnages, Nelly en tête, sont à la croisée des chemins.
La crise générale du film est une défaillance de la reproduction à l’identique, du momentum autonome et banal de la vie. C’est une discontinuité, une coupure, une césure ou une fracture. Cette discontinuité peut très bien mener jusqu’au deuil ou la mort avec le suicide du narcissique acteur raté, Jack. C’est au sortir de cette crise qui va induire des changements de perception face au monde environnant que Nelly va décider de revenir dans le petit bourg de son enfance. Le film témoigne d’une déréliction à petite échelle capable de mettre en péril plusieurs vies.
Le déniaisement est total pour la jeune femme. Elle se coupe de ses racines pour partir à Stockholm et vivre avec sa mère biologique Jenny. Elle quitte un foyer modeste, serein, sincère et tranquille pour une ville dans laquelle elle vivra dans le luxe, l’opulence, la frénésie et la saturation. Nelly y perdra sa pureté virginale dans les bras de Jack et précipitera la fin du film dans un chaos dramatique sombre. Le monde de la campagne représente avec dignité la ruralité et la morale tandis que la ville représente avec décadence la modernité et l’artefact. Les lumières du théâtre, une garde robe pleine à craquer, une maison immense, une fausse jeunesse… L’irruption de Jenny dans le milieu rural se distingue par un mélange saisissant entre le la lumière brûlante et pure du soleil et le tailleur noir de la femme revenant chercher sa fille. L’inadéquation est d’emblée montrée par le choc visuel des couleurs du noir et du blanc.
La femme à la tenue surchargée et trop distinguée pour la vie à la campagne enchérie son ingérence menaçante par l’humiliation qu’elle fait subir à Mutti, la mère adoptive de Nelly. Elle se complait à montrer sa « jeunesse » à la vieille professeur de piano et l’affaiblir psychologiquement. Les personnages du film sont des champs de forces qui s’affrontent. Le passage, la confrontation psychologique et morale des questions virulentes de Jenny sur Mutti est formidablement mis en tension par Bergman. Il utilise un plan long et le travelling avant pour que l’élan et la crispation des dialogues entre les deux femmes se ressentent concrètement dans le plan.
L’atmosphère se charge, s’appesantie puis explose. La progression dramatique s’accentue au fur et à mesure que la position de Mutti s’effrite. La domination de Jenny dégage un sentiment d’injustice pathétique et antipathique vis-à-vis de son aînée, de ce type, tel un personnage de théâtre n’évoluant pas. La désolation, la tristesse se fondent dans la déception et la perte. La perte d’un enfant, la perte de l’innocence. L’innocence de la jeune fille pure éduquée par une femme pure aux allures de mère autoritaire et juste. La fatalité, le tourment exaltent cette perdition car il est impossible à gérer. On ne peut que réagir ou en minimiser les conséquences. La crise menace les tissus familiaux entre Mutti et Nelly. Cette crise est personnifiée par Nelly. Elle-même en crise contre son image. Elle se maquille pour ne pas paraître son âge.
Crise relate l’histoire d’une séparation émouvante, d’une déchirure, d’une erreur et d’une souillure. Sans faire d’excès, en gardant une sobriété éclatante, Bergman parvient à transformer l’histoire quelque peu banale de son film en un authentique drame sur les fibres et les liens maternels qui unissent une fille et sa mère. Le film acquiert du dynamisme car Bergman, fort logiquement et fort intelligemment, garde la quintessence de la crise en appuyant sur les dispositions et réactions des protagonistes. La surprise laisse place à l’action et à la reconquête de ce qui a été perdu.