A l’origine de Chien enragé, une anecdote : « L’idée originale du film vient de ce que m’a raconté un authentique inspecteur de police qui était si malchanceux dans ces jours de restriction qu’il avait perdu son revolver » (Akira Kurosawa in The Films of Akira Kurosawa de Donald Richie). Vient ensuite un roman, resté inédit, que Kurosawa portera lui-même à l’écran.
Le film s’ouvre par un gros plan montrant la gueule essoufflée d’un chien. Une image forte, presque obsessionnelle, qui s’explique par une image d’enfance de Kurosawa : un chien écrasé par un tramway, sous ses yeux. On comprend dès lors le titre du film ; on devine qu’il y aura quelqu’un « d’enragé » dans le film ; reste à savoir qui, et pourquoi…
L’intrigue démarre ensuite sur les chapeaux de roue, et ne faiblira d’intensité que pour laisser place soit à des séquences plus réflexives mais particulièrement éclairantes (celle où Murakami confie ses doutes à Sato), soit à des séquences d’une poésie presque irréelle (la sublime conversation entre Murakami et la prostituée). La réalisation est très dynamique, et les séquences d’action sont des modèles du genre (plans en plongée fulgurants, travellings latéraux, gros plans expressifs). On pense à la séquence en flash back du début du film, à la séquence de la recherche de Honda dans le stade ; mais la séquence la plus forte reste celle de la course poursuite entre Murakami et Yusa, à la fin de laquelle les deux personnages se retrouvent allongés sur le sol, l’un face à l’autre, tous deux épuisés, dans une ultime fusion, tandis qu’un cortège d’enfants entonne une comptine (la vie, chez le cinéaste, doit se comprendre comme un cycle ; beaucoup de ses personnages, lorsqu’ils sont au seuil de la mort, procèdent d’un retour à l’enfance, que ce soit le héros de Vivre ou le « Sensei » de Madadayo).
Les qualités formelles du film prouvent que Kurosawa était un cinéaste complet, un cinéaste de la diversité, capable de nous offrir des polars tendus et rythmés à coups de courses-poursuites haletantes.
On retrouve également dans Chien enragé bien des thèmes chers à Kurosawa ; ils ne sont pas particulièrement développés, le cinéaste s’en chargera dans d’autres films. Le thème de l’initiation et de la transmission du savoir est le plus évident, sauf que cette initiation est « officieuse » : le film ne nous place pas dans une situation « maître-élève », comme dans La Légende du grand judo, Madadayo ou Barberousse, mais seulement dans une situation où un inspecteur expérimenté montre la voie à suivre à un inspecteur débutant. On pourrait également évoquer l’exploration des bas-fonds, l’esquisse d’analyse des rapports sociaux (hommes – femmes, riches – pauvres,…), l’omniprésence du sens de la vue et de l’observation, préliminaires indispensables à une action bien menée, ou encore le regard porté sur le Japon de l’après-guerre qui fait inévitablement penser au néo-réalisme italien.
Le thème le plus fort reste cependant celui du double : le criminel n’est autre que le double « maléfique » de l’inspecteur de police ; l’un aurait pu être l’autre. La relation entre l’inspecteur Murakami et le criminel est très particulière. Le sentiment de culpabilité est évident, puisque l’arme de l’inspecteur est celle qu’utilise le criminel pour réaliser ses méfaits. Mais plus fondamentalement, Murakami ressent chacun de ces méfaits comme s’il en était lui-même l’auteur. Tout le travail de l’inspecteur expérimenté sera de déculpabiliser son jeune collègue. Quand Murakami se lance à la poursuite du criminel, ce sont des réponses sur lui-même qu’il cherche. La vérité qui conclura son périple est fort troublante : policier ou hors-la-loi, tout cela n’est qu’une question de hasard et de destin. Sublime métaphore d’un homme dont l’identité s’effrite, lancé dans une quête identitaire qui se révèlera aussi destructrice que salvatrice…
Bref, Chien enragé est bien plus qu’un très bon polar. C’est un film majeur dans l’oeuvre de Kurosawa. La filature de l’assassin n’est que le prétexte qui amène le héros du film à partir à la recherche de lui-même. Après une longue période d’apprentissage, pour son neuvième film, Kurosawa semble confirmer qu’il sera l’un des cinéastes majeurs du Japon de l’après-guerre. Ses films à venir, malgré le très décevant Le Duel silencieux (1949, lui aussi) le propulseront même au rang de maître mondialement reconnu.
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* L’auteur a notamment écrit un essai littéraire sur le cinéma japonais de la tradition paru aux Éditions Jacques Flament : Le bonsaï qui cache la forêt. Lien pour se le procurer et le commander: https://www.jacquesflamenteditions.com/544-le-bon sai-qui-cache-la-foret/