La révolte populaire comme métaphore de l’amour
Le mouvement des Gilets Jaunes a fait couler beaucoup d’encre, mais aussi d’images, notamment en 2019 lorsque le député LFI les filme et nous propose J’veux du soleil. Mais, pour le moment, aucun film n’est jamais entré aussi profondément au coeur de cette révolte populaire. C’est ce que nous offre Laurie Lassalle qui s’immerge complètement dans cette révolte populaire et dans sa propre histoire d’amour qui est née avec le mouvement et qui s’éteindra avec lui. Imaginez un peu que vous retrouviez votre coiffeur dans la première manif du samedi des Gilets Jaunes. Il s’appelle Pierrot et le fait de vous trouver ici dans cet âpre combat vous fait tomber en amour. Pierrot, de son côté, fait des images sur la manif. Laurie Lassalle lui propose de le filmer et la voici pendant l’heure et demie de film, et les 30 heures de rushs, complètement immergée avec lui et les autres révoltés dans cette lutte dont elle suit chaque semaine l’inénarrable avancée jusqu’à ce que le pouvoir, en les gazant et les flash-ballant – le fasse mourir à petit feu. Ce parallèle entre son amour et son désir, qui se manifeste bien sûr jusque dans l’acte de filmer Pierrot, et la révolte populaire est bien sûr nécessaire car, comme la réalisatrice le déclare dans le dossier de presse du film, il ne peut y avoir de vraie révolte sans passion, sans amour et c’est vrai que, dans les manifs, on se sent souvent envahi d’une sorte d’amour pour son prochain. Elle se sert de Simone Weil lors des révoltes de 1936 pour illustrer ce sentiment en la citant : « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. »
Manifestants dans la brume
Alors, dans la brume des bombes asphyxiantes que la police balance à tour de bras, Laurie Lassalle filme à en perdre le souffle et il est vrai que certaines images donnent l’impression d’avoir été filmées sous l’eau. C’est un univers à la fois aquatique et apocalyptique qu’elle nous permet de visualiser et c’est à la fois magnifique et angoissant. Avec son monteur son, Ange Hubert, elle a enregistré les bruits d’une manif qu’ils ont passé au ralenti et l’effet est saisissant. On dirait des chants aquatiques surréalistes montés des abysses et Pierrot est filmé comme s’il se noyait. On y voit bien sûr la prolepse d’un amour qui ne résistera pas à l’usure du mouvement. Film immersif, chant d’amour où la réalisatrice met à la fois sa propre vie en danger et se montre à nu et à vif au niveau des ses sentiments, Boum Boum – onomatopée qui rappelle à la fois le bruit des flash-balles et les battements du cœur amoureux – est un drame qui se joue au cœur d’une France que ses gouvernants technocrates ont oubliée, une France qui souffre, mais se réjouit dans cette révolte, enfin, jusqu’à ce qu’elle soit ravagée et détruite par une intolérable violence d’État.
A bout de souffle
Ça donne un film puissant dont l’image bouge, comme bouge tout corps qui se révolte. Pierrot est dans presque tous les plans comme un soldat du Moyen-âge qui se battrait pour sa dame, mais il n’est pas invulnérable. Par son image bougée, ses plans proches des corps et des visages, ses séquences sur les blessures, et notamment celle de Pierrot, Laurie Lassalle offre un film du Réel qui souffre avec elle, avec nous tous. Bien sûr, on pense aussi souvent à Chris Marker, notamment Le fond de l’air est rouge, car comme chez lui l’image bouge et prend une sorte de vie indépendante du film comme totalité. Elle s’en explique aussi : « J’ai filmé au moyen d’un appareil photo caméra, très peu ergonomique mais qui me donnait la possibilité de tourner en HD. C’est un appareil très sensible, léger et facile à transporter. L’absence d’accessoires, comme le steady-cam, donne à voir les conditions extrêmes du tournage. Cela crée quelque chose de plus charnel il me semble. Même si l’image est mouvementée, elle s’accorde aux corps et aux moments de chaos mais aussi de joie que j’ai pu vivre parfois. J’ai choisi d’utiliser un objectif 50 mm. J’aimais bien ce format qui m’obligeait à me rapprocher des gens. En même temps, comme j’avais choisi de rester en mouvement, dans la manif, j’étais toujours un peu trop près. »