Une musique hard-rock et un morceau de Shubert, deux tueurs à gages qui rencontrent un nain, qui se fondent dans un tableau de Jerôme Bosch, et une ville : Bruges. Ce cocktail décalé et plaisant entre faux film de gangsters, tragédie moderne et série B, résulte de la passion d’un dramaturge pour le cinéma.
Le nord étant désormais à la mode, la ville de Bruges introduit l’émotion et l’intrigue. Tel un décor de théâtre, elle recueille les états-d’âmes, les affres et les questionnements d’une troupe de personnages hétéroclites et pittoresques. Ray et Ken, interprétés par deux «gueules» charismatiques – Brendan Gleeson et Colin Farrell, doivent se faire oublier à Bruges. Où ça ? En Belgique. La voix-off accablée de Ray, au début du film, décide du ton imposé dans le film.
Dramaturge avant d’être cinéaste, Martin McDonagh impose inconsciemment le théâtre dans Bons Baisers de Bruges (référence inadéquate aux Bons Baisers de Russie envoyés par James Bond à Mis Moneypenny), traduction française erronée du titre original In Bruges. Evitant la parodie bondienne, la trame d’un film d’espionnage, et transgressant le bon mot anglais, Martin McDonagh puise dans la richesse des oeuvres théâtrales un dynamisme qui transparaît à travers ses personnages, et intègre une réalisation plutôt vive . Souvent décriée, cette alliance entre cinéma et théâtre surprend par sa fluidité, sa cohérence et sa crédibilité. Oscarisé pour son court-métrage Six Shooter, Martin McDonagh, pour son premier essai au long, relève la gageure d’un film d’action aux frontières du fantastique, de la série B et de la comédie cynique, le tout solidifié par une assise narrative charpentée. Sans cela, le décalage aurait perdu de son effet, sans ressorts ni rebondissements logiques et jouissifs. In Bruges aurait perdu de sa vivacité décapante, de son ton effronté et de son élégance marginale.
Structurée en trois actes, l’intrigue mêle cynisme et tragédie, en confrontant deux personnages en quête de compréhension de soi et de leur expiation forcée à Bruges. Tout au long du film, leurs confrontations mutuelle,s comme celle avec les touristes, un nain, une jeune femme mystérieuse et la ville, s’avèrent être un chemin sinueux, mais d’une efficience certaine, vers les réponses supposées. Le doigté du réalisateur réside dans la pertinence et l’exhaustivité des portraits, dévoilés dans la longueur. Cette démarche existentialiste – les personnages faisant office de force narrative, le passé de Ray, les failles psychologiques et le coup de feu en trop apparaissent subrepticement, au moment inattendu mais silencieusement désiré.
Au milieu de ce rythme effréné, la Venise du Nord revêt ses atours pour accueillir les frasques de Ray ainsi que la tranquillité de Ken, et transcende le rôle passif de la ville. C’est du paradoxe d’une ville exploitée pour sa richesse historique et sa sophistication, pour son âme picturale classique, que découle une modernité exacerbée d’un cinema de second degré. La violence, les poursuites sur du hard-rock, les excursions piquantes dans les milieux interlopes et la cocasserie d’un patron tenant coûte que coûte à ses principes moraux-quitte à se sacrifier- se conjuguent dans un ambivalence surprenante. Comme si la ville et les héros formaient un binôme complémentaire et irrévocable, Bruges souffle sur la destinée de Ray et de Ken, tandis que ces derniers empruntent des ruelles, historiques et hypnotiques. A l’instar de Ray, avançant les yeux obnubilés devant la reconstitution du tableau «Le jugement dernier» de Jerôme Bosch, Bons Baisers de Bruges entremêle les genres avec tact.
A la différence d’un Quentin Tarantino assoiffé de sang, Martin Mc Donagh détourne le statut du tueur à gages dans une hilarante stupidité intelligente et non moralisatrice, et déploie une once d’humanisme qui décoiffe, par l’agencement incongru des genres.