Bixa Travesty

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Un portrait éclatant et éclaté d’une figure paradoxale, multiple et ancrée dans l’existence : Lin da Quebrada est une héroïne, trans et travestie, qui ne s’excuse pas de vivre.

Linn da Quebrada est une artiste de la scène queer et funk brésilienne ; ses textes parlent d’identité de genre, en particulier du malaise autour de sa transidentité dans le Brésil de Jair Bolsonaro. Linn est née dans un corps d’homme, mais on dit elle – d’ailleurs elle promet de se faire tatouer le pronom sur le front pour que les choses soient claires. Linn est un soleil qui irradie l’image par sa présence et sa verve provocantes – mais comme toutes les étoiles, le soleil est un astre qui brille dans le noir.

 

 

« Il y a deux types de personnes : ceux qui ne me connaissent pas, et ceux qui m’adorent » (Linn da Quebrada)

Dès la première seconde, il faut faire place à Linn ; déboulant dans les rues de Rio avec ses talons hauts, ses cheveux bouclés, brandissant une lampe torche dans la nuit. Cette séquence introductive symbolique nous plonge dans cette démarche frontale et spectaculaire qu’adoptent les documentaristes : Linn traverse les rues en pointant les façades d’une lampe torche qui affiche bixa travesty (traduit « trav-tapette »). Fermement et avec un brin de provocation, elle inscrit comme un tag éphémère et nocturne son identité et celle de tous les bixa travesty : nul besoin de s’excuser, au contraire, Linn hurle qui elle est. Que ce soit dans la rue ou sur scène, dans des performances sensuelles, sexuelles, qui dénoncent la perversion dans le regard masculin hétéronormé et dominant : devant elle, un public aimant, admiratif de cette décomplexion qu’affiche la solaire Linn. En effet, elle illumine le film de sa présence, elle rayonne, elle éclate : le personnage est posé, dans ses contradictions et ses parts secrètes. Car l’éclat implique un bris mais aussi une révélation. Petit à petit, à mesure que le film progresse et que la figure de Linn émerge, celle-ci se fragilise, prend du relief, de la chair, de la complexité. Après avoir ouvert son cœur sur les façades et montré son cul sur scène, Linn rentre chez elle. On découvre alors son rapport complexe et tendre à sa mère, qui laisse échapper un il comme un lapsus de celle qui a mis au monde un garçon avant qu’il n’éclose femme. Mais Linn n’a pas peur de remettre sa mère en place, de lui parler de sexe (celui qu’elle porte et celui qu’elle fait), de s’exprimer, de se mettre en scène. On pourrait dire que Linn met en scène le film par sa présence autoritaire et imposante, et l’on ne peut en cela que louer la posture des réalisateurs qui savent s’effacer très pudiquement et simplement derrière ce personnage, qui prend en charge le regard et la parole de l’oeuvre, qui se l’approprie finalement.

Dans une démarche transgressive où le personnage devient maître de son propre récit, où il accueille le regard du spectateur, Linn est celle qui nous invite à la connaître et joue de cette curiosité et de cette peur qu’elle peut susciter ; elle est le sujet de son objet, regardante et regardée, vivante et vécue, ce qui donne beauté et puissance non seulement à son héroïne mais au film tout entier. Les cinéastes ne  tombent jamais dans une instrumentalisation de cette histoire, ils sont plutôt dans la position passive et douce du documentariste qui témoigne, écoute, observe. Au contraire c’est Linn elle-même qui se raconte, qui est maître et qui nous autorise à la regarder, l’écouter. Si les quelques interviews en plan fixe avec son amie témoignent d’un dispositif radio type podcast un peu pauvre en matière de mise en scène, on peut trouver dans ces moments de discussions en marge de la diégèse construite par un montage en va-et-vient entre passé et présent, comme des pauses prises pour s’exprimer, développer un discours, un propos. Car l’existence de Linn est en parfaite cohésion avec un discours souterrain, et le film prend autant de soin à l’observer qu’à l’écouter raconter, transmettre, donner à penser.

 

 

« Il y a des femmes avec des bites »

Bixa Travesty est un film sur le corps. Il joue constamment avec ce que le corps trans provoque comme réactions, crée comme fantasmes, dans ces gros plans sur le pénis de Linn, qu’elle s’amuse à cacher, maquiller, photographier. Il ne s’agit pas d’une érotisation, mais plutôt d’une expérience des possibles, des métamorphoses, à travers cet objet symbolique si fort qu’est le pénis ; Linn est une femme et a un pénis, ce qui lui permet de le questionner, en jouer, au sens propre comme au figuré. On se souviendra aussi des moments passés avec sa mère, notamment la séquence de  douche qu’ils prennent à deux, où la mère et son enfant se lavent mutuellement. Cet immense don de l’un fait à l’autre, ce partage des corps et du toucher, ce soin apporté à l’autre vient raconter autant si ce n’est plus de leur relation que la conversation maladroite, conventionnelle de la cuisine où Linn et sa mère se tournent autour sans vraiment se regarder dans les yeux. Ainsi, à mesure que le film explore Linn et sa vie, ce personnage prend du relief, prend chair dans la perspective de son passé que l’on découvre par fragments. Alternant entre vie quotidienne au présent, performances musicales non datées et souvenirs, photographies, collages passés, on réalise progressivement la métamorphose de Linn. L’élasticité du temps par le montage vient raconter le tiraillement du corps : les séquences de tatouage vont chercher dans un passé qui témoigne d’une transition physique, avec tout ce qu’il peut y avoir en même temps de violence et de célébration du corps dans ce geste. Puis on la voit en train de twerker sur scène, pleinement investie dans sa performance, dans un déploiement et un tiraillement du personnage via le corps, qui est plus que jamais présent à l’image. Enfin, la question du corps trans est au coeur d’une démarche politique : la représentation du corps trans est souvent fétichisée, marginalisée, prenant un caractère étrange, monstrueux, hybride. Ici, ce regard objectivant évacué, car le corps est avant tout affirmé, présenté, exposé par un sujet et non plus en tant qu’objet : Linn décide de nous montrer son corps, elle le dévoile, en joue et en prend pleinement possession. Elle célèbre son corps, et grâce à la dimension symbolique qu’elle prend, elle célèbre le corps trans – alors même qu’aucun corps trans, ni même aucun corps quel qu’il soit, ne se ressemble.

 

 

« Tout le dérangement est pour vous, et tout le plaisir est pour moi »

Cette citation qui apparaît à la fin du film est peut-être la plus cruciale lorsqu’il s’agit de comprendre l’intention des cinéastes : constamment dans ce petit film d’une heure et quart est mis en question le genre du portrait. Comment raconter une histoire individuelle, sans épargner les parts sombres, mélancoliques, les silences sous la douche, la violence quand elle se répète « je suis toute seule » comme des coups de tête contre un mur… Le soleil et la lune sont deux astres qui ne peuvent fonctionner qu’ensemble pour créer un rythme, une cycle, une révolution. Le soleil s’impose dès la première image, alors même qu’il fait nuit, puis c’est à la lune de s’infiltrer et de révéler – par exemple, les cahiers qu’elle écrivait à l’hôpital, où elle est restée plusieurs mois pendant sa chimiothérapie. Toujours quand la lune se montre, dans sa mélancolie, sa solitude et son silence, le soleil vient se confronter à elle pour tirer aux extrêmes : on voit donc Linn, en nuisette d’hôpital, nue et chauve, défiler et voguer dans sa chambre en talons hauts, maquillée comme pour une performance. Cette expérience des extrêmes permet de conserver un rythme au film, et un équilibre dans la figure héroïque de Linn. Le portrait fonctionne car Linn est sans cesse dans la performance, dans chaque fragment du réel elle vient convoquer et provoquer du spectacle, du show, de l’art. Par la contradiction de cette figure le dérangement surgit, mais le plaisir pour elle de s’exprimer aussi, d’avoir un espace pour exister dans ses contradictions, ses désirs, ses questionnements. Présenter une figure éclatée, sans concession, permet en creux de tracer une figure solide, cohérente et inspirante, qui vient raconter, via et au-delà d’une trajectoire intime singulière, une société, une époque, des difficultés à exister. Les réalisateurs de Bixa Travesty ont choisi de proposer un documentaire plutôt court, qui va droit au but, possédant un montage riche de sens et d’images, dans son traitement de la temporalité, dans les formes qu’il met en présence et qu’il colle, ainsi que ses différents registres d’images. Sans céder à l’écueil d’un romantisme trop complaisant ou admirateur de la misère, qui tendrait vers une esthétisation malsaine de la pauvreté ou de la condition des trans, on ne peut que saluer cet geste courageux et beau qui est de se présenter au monde via un objet filmique qui raconte et affirme, en regardant droit dans les yeux.

Titre original : Bixa Travesty

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Durée : 75 mn


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