Barberousse, le 24ème film de Kurosawa, est le second volet d’une trilogie sur la misère entamée avec Les Bas-fonds et qui trouvera son épilogue avec Dodes’caden. Kurosawa voulait faire de ce film un chef-d’œuvre absolu. Il n’y est malheureusement pas parvenu, loin s’en faut.
Deux thèmes viennent s’entrelacer dans Barberousse : le traitement de la misère humaine et celui de l’initiation. Evacuons dès lors une évidence : autant Les Bas-fonds et Dodes’caden abordent de plein front la misère physique et psychologique, autant Barberousse semble l’éviter pour mieux dériver sur la question de l’initiation. Un glissement assurément peu heureux, car des trois films de la « trilogie de la misère », Barberousse est le moins homogène. Le rapport dialectique qui s’enclenche entre le traitement des deux thématiques est en effet branlant et déséquilibré. Conséquence au niveau de la structure narrative : si Les Bas-fonds et Dodes’caden proposaient, avec plus ou moins de réussite, une galerie de portraits de gens « misérables », Barberousse tend inéluctablement à se focaliser sur les seuls personnages du Docteur Barberousse et de l’apprenti Yasumoto. La description de la misère est trop faible, elle ne tient pas assez fortement son propos. Quelques séquences émouvantes et bien senties, certes, mais pas le regard prégnant sur les habitants des bas-fonds que l’on retrouve dans les deux autres films de la trilogie. A y regarder de plus près, quand on évoquera le traitement de la misère chez Kurosawa, on comparera Les Bas-fonds et Dodes’caden, dont les différences sont le reflet de l’incroyable parcours personnel du cinéaste. Barberousse, lui, ne sera que cité. Heureusement, le film nous offre une variation subtile et convaincante sur l’initiation.
Tout semble opposer Barberousse et son jeune élève Yasumoto : aspirations, formation, caractère. Yasumoto, au début du film, refuse de se soumettre à l’autorité de Barberousse. Cependant, au fil des événements, sa position change subtilement. Barberousse devient progressivement pour lui un guide, un mentor. « Je voudrais que le spectateur fasse le même choix. […] S’il existait plusieurs Yamamoto, le Japon cesserait d’être un pays spirituellement pauvre et sinistre » (Akira Kurosawa).
En fait, un événement bouleverse profondément le rapport entre Barberousse et Yasumoto : le docteur confie à son élève la tâche de prendre soin d’Otoyo, une jeune fille de quinze ans qui semble avoir perdu goût en la vie. Yasumoto devient « maître » à son tour, et comprend toute la difficulté de ce rôle. Il perçoit maintenant l’humanité profonde qui se dégage de Barberousse. Renversement de rôles très fin, moteur du changement psychologique qui s’opère chez le jeune Yasumoto. La troisième relation d’initiation se joue entre Otoyo et Chobo, un gamin de huit ans obligé de voler pour subvenir aux besoins de sa famille. L’occasion pour Kurosawa de mettre en scène des instants émouvants.
Les « métamorphoses » de Yasumoto et d’Otoyo sont sans nul doute les parties les plus réussies du film. Le personnage de Barberousse est lui plus obscur. Et comme le fait remarquer Aldo Tassone, il est dommage que le personnage le plus difficile à cerner soit le protagoniste principal du film. En fait, une querelle entre Kurosawa et Mifune, l’interprète du rôle de Barberousse, a éclaté en plein tournage. « Mifune n’a rien voulu entendre. Il a voulu jouer le personnage qu’il avait en tête, une sorte de héros sublime sans peur et sans reproche, et donc fatalement aussi sans humanité. Son interprétation héroïque, granitique, austère, a faussé le personnage. Barberousse, à mon avis, devait être le portrait d’un homme intégral, un mélange d’ombre et de lumière : pour être crédible, Barberousse devait avoir des défauts. Mifune n’a pas voulu m’écouter » (Akira Kurosawa). On ne connaît pas la version de Mifune, mais force est de constater que son personnage manque singulièrement d’authenticité. L’acteur a oublié ce qui fait la force de tous les personnages « positifs » du cinéaste : que ce soit le docteur Sanada de L’Ange ivre ou le pèlerin Kahei des Bas-fonds, ils ont tous leur côté obscur. Mis à part peut-être Kameda de L’Idiot, il n’est pas de cœurs parfaitement purs…
Au final, Barberousse est un film qui passe, sans plus. Opinion toute subjective, puisqu’il est considéré par d’aucuns comme un « chef-d’oeuvre humaniste » (si tant est que l’on se mette d’accord sur ce que signifient ces deux mots…). Certains passages sont réussis et émouvants, mais le film manque, de manière générale, de force. La faute à Mifune, donc (Barberousse marque d’ailleurs la fin de la collaboration, après dix-sept films, entre Mifune et Kurosawa). Mais la faute aussi à Kurosawa, qui n’est pas parvenu à dégager une structure narrative équilibrée préservant à chacun des thèmes abordés un traitement de fond.