All about Eve: la vie est une scène de théâtre

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Il est des films impérissables ancrés dans la mémoire cinéphile qu’on ne se lasse pas de redécouvrir. « All about Eve » est de ceux-là où les artifices du cinéma révèlent la vérité du théâtre dans une satire cinglante autant que dévastatrice. Où la comédie des faux-semblants donne le change aux feux de la rampe. Où ne plus avoir de vie privée est la rançon de la célébrité. Nominé 14 fois aux oscars, il rafla la mise en en remportant 6. Relecture d’un succès sans équivalent dans les annales du cinéma hollywoodien.

« La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie. »(Oscar Wilde)

Joseph L. Mankiewicz, cinéaste-écrivain entiché de théâtre

Sans avoir pu jamais jouir pour autant de l’aura de son frère aîné Herman, co-scénariste de Citizen Kane, Joseph Mankiewicz est resté dans les annales d’Hollywood comme un solide artisan perfectionniste cumulant les fonctions de scénariste, réalisateur et producteur. A l’instar de cet autre immigré qu’est Lubitsch qui lui permettra de faire ses premières armes avec Le château du dragon (1946), il  s’affranchit progressivement de la tutelle tyrannique des studios de l' »usine à rêves ». Il en vient à se forger une réputation d’ anticonformiste arpentant tous les genres consacrés: le western, le péplum, la comédie dramatique, le film noir, la comédie de moeurs avec la même constance d’un intellectuel épris de réalité psychologique.

 

 

Ping-pong épigrammatique et  imbroglio pirandellien au panthéon hollywoodien

Dans All about Eve, Joseph Mankiewicz montre l’envers de la scène théâtrale par le truchement des artifices du cinéma dans une totale immersion. C’est dans la coulisse que les intrigues, les faux-semblants et les coups bas se nouent et se dénouent.

Avec le détachement de l’ entomologiste qui observerait une querelle de fourmis dégénérant en un combat de coqs, il ausculte un vivier de théâtreux de la scène de Broadway. Ici, une coterie guindée et surfaite gravitant autour de la création théâtrale et qui donne le change par des piques acerbes et désabusées.  Ces personnalités en orbite, exubérantes et capricieuses, surjouent le spectacle de la vie comme elles surjouent le spectacle de la scène: auteurs, dramaturges, metteurs en scène, acteurs, critiques confondus. Un microcosme bavard et blasé vit en étroite interdépendance . Dans un ping-pong épigrammatique, les répliques vachardes fusent de toutes part et se font écho au gré des conversations mondaines.

La quasi entièreté du film se déroule « backstage » c’est-à-dire derrière la scène, dans les salons de réception, les loges d’acteurs, les apartés des soirées mondaines autour des premières. Dans un plein emploi de garce prédatrice, Bette Davis se fait damer le pion par Anne Baxter, fausse ingénue qui cache son double jeu sous une humilité de façade. On la découvre défaite par les ruses et les conciliabules de cette jeune intrigante carriériste qui use de tous les subterfuges pour s’insinuer dans les bonnes grâces de sa sphère professionnelle d’amis afin de tisser la toile de son emprise. C’est le triomphe de la personnalité volontariste sur le pouvoir superficiel de la beauté mûrissante.

Le critique Addison de Witt (George Sanders), sardonique et onctueux à souhait et d’un cynisme achevé, est pris du fantasme du pygmalion envers Eve à qui l’on décerne un trophée de consécration de la meilleure jeune actrice. Alors qu’un vieux maître de cérémonie louange avec emphase la grandeur d’Eve, les visages de ses victimes, ne « boudant pas leur déplaisir », racontent une tout autre histoire.  La caméra fait un arrêt sur images sur la récipiendaire et les voix off égrènent en flash-back les conditions de leurs rencontres respectives avec Eve dans un entrelacs de réminiscences sidérées. Mankiewicz avait déjà expérimenté ce procédé auparavant dans « Chaînes conjugales« . Vincente Minnelli l’utilisera, deux ans plus tard, dans Les ensorcelés (The bad & the beautiful); multipliant les points de vue sur l’influence magnétisante exercée par le producteur de cinéma Jonathan Shields (Kirk Douglas) sur son entourage.  Aussi bien, Mankiewicz réintroduira l’artifice dans La comtesse aux pieds nus. Tel le loup dans la bergerie, Eve Harrington cannibalise tour à tour son réalisateur Bill Sampson (Garry Merrill), son scénariste (Lloyd Richards (Hugh Marlowe) et sa femme  Karen (Celest Holm) dans son essor effréné vers les sommets.

Scintillante comme une étoile filante, Marilyn Monroe , tout juste auréolée de son rôle dans Quand la ville dort (John Huston), fait un caméo remarqué en starlette chaperonnée par George Sanders.  Le critique en vogue fait et défait les réputations tandis que la diva Margo Channing( Bette Davis) répand son venin dans un cabotinage éhonté enduré par son entourage rompu à ses récriminations.

 

Les frasques mondaines du théâtre de Broadway vues par Hollywood

Mankiewicz s’est toujours montré fasciné par la faune théâtrale de Broadway qu’il filme non sans une certaine affectation. Il ambitionnait par dessus tout de travailler sur la scène du théâtre conventionnel. Pour autant, il évolua dans les arcanes d’Hollywood et sous l’égide du producteur Darryl Zanuck  à la Fox qui lui permit de réaliser ses premiers films.

« Le comportement masculin est tellement élémentaire que « All about Adam » pourrait faire l’objet d’un simple court métrage. » C’est par cette pirouette verbale que le frère du co-scénariste de Citizen Kane, Herman Mankiewicz justifie par antiphrase son parti-pris de mise en scène dans All about Eve. Joseph Mankiewicz adapte une courte nouvelle de Mary Orr: « The wisdom of Eve ».

All about evil..

Le film est le récit fragmenté en voix off de l’influence néfaste d’une jeune aspirante  en herbe au métier d’actrice, Eve Harrington(Anne Baxter). A force de stratagèmes, elle parvient à pénétrer le cercle intime des amis de Margo Channing (Bette Davis), d’abord comme secrétaire assistante de la star déclinante; ensuite comme sa doublure. Jusqu’à la supplanter dans ses rôles. Aux machinations ourdies par l’ ambitieuse Eve qu’il finira par confondre, le critique Allison de Witt (George Sanders)répond par le suave dédain du misanthrope consommé.

Soucieuse de son vieillissement et pour ne pas déchoir, Margo Channing éprouve le besoin de jauger l’adulation qu’elle suscite à l’aune de son fanclub même si cela l’ennuie profondément.  Depuis la coulisse, Eve s’extasie sur les applaudissements que renvoient les feux de la rampe à son idole.  Impitoyable « veuve noire », du nom de cette araignée venimeuse, elle donne le change et complote en coulisse se faisant passer pour une « bête à bon Dieu ». Tandis que Margo Channing, la lionne pleine d’amertume, toutes griffes acérées dehors, est atteinte du syndrome de la reine des abeilles, celle qui fait un mauvais sort à ses subalternes à l’exception d’Eve devenue sa protégée et confidente. Se poussant du coude pour devenir sa doublure, elle n’aura de cesse de la « doubler » sur le podium des consécrations.

 

 

Bette Davis, monstre sacré au charisme rattrapé par l’âge

En 1950, la starification est le « miroir aux alouettes » pour les actrices consacrées. Beaucoup ont brillé au firmament dans les années 30 telles Joan Crawford et Bette Davis. Elles sont confrontées à un passage à vide et une remise en question de leur statut dont leur carrière pâtit. Ayant connu une apogée, la carrière de Bette Davis est dans le ressaut de la vague. « Has been », elle se complait dans une nostalgie acrimonieuse et volontiers paranoïaque qui lui fait reconsidérer sa trajectoire.

C’est au cours du tournage de All about Eve que sa vie privée avec l’acteur Garry Merrill prend l’ascendant. Le film réfracte ce moment où Davis réalise qu’elle est à un tournant de sa carrière où une renonciation à sa situation de fait est quasi inéluctable. Margo Channing « traite son vison comme un poncho » avec ostentation et c’est elle qui donne le « la » des mondanités où elle écluse des martinis dry et fume cigarette sur cigarette à une époque où les célébrités se servaient des cigarettes comme d’accessoires pour matérialiser leur charisme à l’écran. Les mêmes divas de transiger sur leurs contrats avec les majors qui ne se les disputent plus avec la même ardeur. Et bien souvent, elles n’ont plus l’exclusivité d’un studio de production mais sont partagées par plusieurs majors. C’est là que Joseph Mankiewicz intervint pour redorer le blason fané de la célébrité en lui offrant ce rôle « sur mesure » de Margo Channing. Régénérée, Bette Davis ne tarira pas d’éloges à son égard disant de lui en substance: « Mankiewicz est un génie. Il est l’homme responsable du plus grand rôle de ma carrière. Il m’a ressuscité d’entre les morts. »

A lui seul, le champ lexical au vitriol du film dénote d’une misogynie viscérale: « Sans homme, votre féminité ne ressortira pas. ». Teigneuse à souhait, la langue cuisante comme une ortie,  Bette Davis foudroie, l’espace d’un instant, d’une moue narquoise de réprobation, son reflet dans le miroir. Vouloir la rendre attrayante n’était pas tâche aisée dans ce contexte. Charles Lemaire, le costumier du film, déclara forfait remplacé « à la main levée » par son habilleuse attitrée Edith Head.

Mais c’est encore la fidèle Birdie (Thelma Ritter), son autre habilleuse et confidente, de fiction celle-là, dans le film, qui percera à jour avant tout le monde les coupables desseins de l’intrigante. All about evil…

Le distributeur Les Acacias ressort en salles All about Eve dans une nouvelle version numérisée.

NDLR: cette relecture a été dûment élaborée par un chroniqueur sans l’assistance de l’IA ni d’un quelconque algorithme.

Titre original : All about Eve

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