Alfonso Cuarón : un cinéma à hauteur d’homme

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À l’occasion de la sortie de « Gravity », retour sur la carrière d’un cinéaste essentiel mais encore trop souvent méconnu.

Une injustice qu’il était temps de réparer : Alfonso Cuarón est longtemps resté un quasi inconnu auprès du grand public et d’une partie de la critique – du moins jusqu’à Gravity (2013), qui semble être en train de changer la donne. Pourtant, loin d’être cantonné à des circuits confidentiels, le cinéaste mexicain, né en 1961 et auteur à ce jour de sept longs métrages, a largement œuvré au cœur du système des grands studios – la Fox, Universal et surtout Warner – sans pour autant abdiquer sa forte personnalité. Son précédent fait d’armes, Les Fils de l’homme (2006), film à gros budget qui ne sacrifie jamais sa sensibilité humaniste sur l’autel de son exceptionnelle virtuosité technique, a malheureusement rencontré un accueil mitigé en salles. On le déplore d’autant plus qu’il s’agit d’un film saisissant, qui parvient à excéder ses stéréotypes pour embrasser l’inconscient collectif contemporain, au point de prendre place parmi les œuvres les plus marquantes que l’industrie hollywoodienne ait produites ces dix dernières années.

Photo : Alfonso Cuarón (à droite) et Emmanuel Lubezki (à gauche),
son directeur de la photographe attitré, sur le tournage des Fils de l’homme (2006)

 

À l’actif de Cuarón figure une autre superproduction, plus connue et formatée : le troisième volet de la saga Harry Potter (Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, 2004), œuvre de commande qui porte cependant sa griffe formelle et thématique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, sans être un échec au box office, ce film a un peu moins drainé le public familial que les autres adaptations des romans de J.K. Rowling. On peut néanmoins y saluer le meilleur épisode de la série, ne serait-ce que pour son sens de la mise en scène, en harmonie avec le propos du film aussi bien qu’avec la trajectoire singulière et ascendante qu’empruntait déjà depuis une dizaine d’années la carrière du Mexicain – nous aurons l’occasion d’y revenir.

Ces deux longs métrages, les plus connus de sa filmographie – exception faite désormais de Gravity -, donnent la mesure du caractère aussi étonnant que sinueux de la carrière de Cuarón. À part son goût pour les plans-séquences étourdissants, difficile de saisir d’emblée les lignes de force qui, potentiellement, uniraient ses longs métrages. Leur hétérogénéité de façade ne laisse pas de décontenancer, et contribue à distinguer l’auteur de Gravity de certains de ses amis et confrères mexicains sans doute mieux identifiables, davantage estampillés « cultes », mais pas toujours plus méritants, en premier lieu Alejandro González Iñárritu – réalisateur notamment de Babel (2006) – et Guillermo del Toro – dont Cuarón a produit Le Labyrinthe de Pan (2006).

Le point commun le plus visible entre les films de l’auteur des Fils de l’homme tient à la présence systématique à leur générique – sauf pour Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban – d’Emmanuel Lubezki, assurément l’un des meilleurs directeurs de la photographie actuellement en exercice. L’éclat plastique des films de Cuarón et leurs prouesses techniques doivent beaucoup à cette collaboration. Lubezki mériterait qu’on lui consacre un dossier à part entière. Notons qu’il est également un collaborateur régulier de Terrence Malick : du Nouveau monde (2005) à À la merveille (2012) en passant par The Tree of Life (2011), on ne peut qu’admirer sa capacité à faire irradier la lumière dans chaque plan, à lui donner une consistance à la fois éthérée et presque tactile.

À vrai dire, un seul thème semble revenir de manière évidente le long de l’œuvre du réalisateur du troisième Harry Potter : l’enfance, appréhendée sous l’angle du passage inévitable mais périlleux à l’âge adulte. Ainsi, chaque film de Cuarón peut être vu comme le récit d’une mutation intérieure, passant par une confrontation physique avec un monde extérieur hostile. Pour illustrer et approfondir cette thématique, il semble désormais opportun de passer en revue les principaux longs métrages du Mexicain.

 

1. Un film familial virtuose : La Petite Princesse (A Little Princess, 1995)

Après avoir travaillé pour la télévision dans les années 1980 et 1990, Cuarón débute sa carrière hollywoodienne avec un film destiné à un public familial, La Petite Princesse. Cette adaptation d’un classique de la littérature enfantine du 19ème siècle, signé Frances Hodgson Burnette, met en scène Sarah, une petite fille modèle et rêveuse, qui après avoir vécu en Inde est envoyée dans un internat à New York. Son père disparaissant au combat, elle plonge dans la misère et doit faire face à la cruauté de la directrice de l’établissement.

Conte de fées et cauchemar s’entremêlent pour composer un film familial assez brillant. De ce genre éminemment commercial, le film de Cuarón n’excède cependant ni les codes, ni l’esprit. Tandis que la narration est lestée par plusieurs séquences à la limite du sirupeux, la photographie s’avère, elle, époustouflante, au point de frôler l’exhibitionnisme : couleurs saturées, grand angle valorisant superbement les décors, mouvements de grue intempestifs et vertigineux, effets baroques disséminés ici et là – comme si Cuarón se sentait déjà à l’étroit dans ce genre de film.

Ces saillies formelles ne l’empêchent pas de réaliser La Petite Princesse sans ironie, avec même une sorte de ferveur, peut-être mâtinée de roublardise, on ne sait trop. Heureusement, au fil du visionnage, tout soupçon de niaiserie ou d’esprit de calcul s’efface au profit de l’affirmation d’une innocence assez touchante, d’une tendresse enfantine dont on ne se permettra pas de contester la sincérité. Pour autant, mise à part la virtuosité technique, le contraste s’avère frappant avec les œuvres ultérieures de Cuarón.

 

2. Un beau conte maniériste : De grandes espérances (Great Expectations, 1998)

Avec De grandes espérances, Cuarón accomplit un saut qualitatif étonnant. Principal point commun avec La Petite Princesse : c’est de nouveau la couleur verte, nuancée d’ocre, qui prédomine dans cette adaptation d’un autre classique de la littérature britannique du XIXe siècle. Le roman de Charles Dickens se retrouve transposé dans les États-Unis de la fin du XXème siècle, avec à la clef un casting brillant, comportant Ethan Hawke, Gwyneth Paltrow, Anne Bancroft et Robert De Niro.

Le film regorge de moments splendides et audacieusement lyriques : le prologue sur la plage, la rencontre des enfants dans le vieux manoir, la scène du dessin érotique à New York, et le superbe plan-séquence – future figure de style fétiche de Cuarón – qui accompagne l’acmé dramatique du film, lorsque Ethan Hawke, apprenant que la femme de sa vie veut en épouser un autre, quitte en catastrophe son premier vernissage pour aller la soustraire à son rival.

La direction d’acteurs est remarquable, le montage et la photographie également. Au plaisir des sens s’ajoute une émotion diffuse, ancrée dans les images et les musiques avant de l’être dans le scénario et les personnages. En contrepartie se ressent une relative dédramatisation du récit, parfois trop elliptique, composé de visions enchaînées plus que de scènes articulées, et comme filmé à travers le voile poétique du souvenir – ce qui n’est pas sans donner au film des accents malickiens, certes moins habités que chez le réalisateur texan. De ce point de vue, l’adaptation réalisée par David Lean (De Grandes espérances, 1946) s’avérait plus directement poignante, mais pas plus mémorable pour autant.

Avec quinze ans de recul, De grandes espérances apparaît comme un bel exercice de style mais en aucun cas un accomplissement. Un sentimentalisme facile et un certain maniérisme suggèrent qu’au-delà de sa maîtrise technique déjà totale, Cuarón se cherche encore.

 

3. Une fausse comédie potache : Et… ta mère aussi ! (Y Tu Mamá También, 2001)

C’est du côté de Et… ta mère aussi ! qu’il faut chercher le premier vrai coup de maître de Cuarón. Ce film éminemment personnel, qui demeure encore aujourd’hui l’un des plus gros succès du cinéma mexicain à l’international, s’avère pourtant le plus déconcertant de son auteur.

Et… ta mère aussi ! relate les pérégrinations de deux adolescents de la classe aisée mexicaine, à la fois jaloux, machos, fêtards et dragueurs invétérés, incarnés par les alors tout jeunes Gael García Bernal et Diego Luna. Le titre donne le ton – cru, provocateur, un peu vulgaire. Dès les premières minutes, les corps masculins et féminins sont filmés avec sensualité, tandis que le dispositif de mise en scène intrigue pour au moins deux raisons. D’abord, une voix off assez froide nous distancie des images en sédimentant à leur périphérie un exosquelette narratif parfois pesant. Ensuite, Cuarón orchestre les temps forts dramatiques autour de plans-séquences captés par une caméra portée, parfois tremblante par souci de réalisme, mais globalement fluide et toujours à hauteur d’homme.

Le montage est réduit au minimum et la mise en scène se trouve portée par une obsession panoptique, sensible aussi à l’usage du grand angle – tendance qui s’épanouira avec Les Fils de l’homme. On dirait parfois que Cuarón se prête à un jeu de piste avec le spectateur, jouant sur son regard, sa capacité à capter – ou pas – les indices semés dans l’image. La mise en scène devient oblative, le récit s’ouvre comme une fleur, les rapports entre les êtres gagnent en complexité et il apparaît peu à peu que le film ne saurait se réduire à la vaine comédie potache qu’on suspectait d’abord, mêlant grivoiserie racoleuse et condescendance.

Sous la forme libre et imprévisible du road movie, cette fausse variation adolescente sur Jules et Jim (François Truffaut, 1961) fait vivre à ses personnages une parenthèse érotique et enchantée, mais bâtie sur des illusions. Lorsque les lois de l’attraction dictent tout des comportements, des interactions entre les êtres, qu’advient-il au final ? Quelle sera la part de l’extase et du désenchantement ? Se pourrait-il que les uns ou les autres cachent un secret douloureux, indicible, dissimulé sous l’éclat de ces journées trop belles et comme arrachées au temps ? Et… ta mère aussi ! miroite de ces interrogations inquiètes. Avec acuité, Cuarón filme l’évolution de ses acteurs, de leurs corps, ainsi que les plus subtiles variations d’une atmosphère radieuse, qui évolue de scène en scène jusqu’à se figer en stases livides. Derrière l’incandescence des corps, l’embrasement des sexes, la mort rôde toujours, la jeunesse n’a qu’un temps. Autant d’évidences devenues des lieux communs, certes. Mais parvenir à incarner ces cruelles réalités d’une manière si concrète à l’écran est bien rare. On n’est pas près d’oublier cette expérience cathartique.

 

4. Un blockbuster ténébreux : Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban (Harry Potter and the Prisoner of Azkaban, 2004)

Après ce film poignant, qu’il convient de visionner plusieurs fois pour en saisir toute l’ampleur, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban peut faire figure de régression. Ce blockbuster n’en présente pas moins plusieurs mérites, notamment celui d’avoir contribué par son succès à la confiance accordée par les grands studios à Cuarón – ce sans quoi il n’aurait jamais pu mener à leur terme des projets aussi ambitieux et atypiques que Les Fils de l’homme et Gravity. Par ailleurs, ce film est l’occasion pour le Mexicain d’opérer une maturation stylistique et thématique, lui offrant l’occasion de dire définitivement adieu à ses films pour enfants et de préparer la suite.

Par son récit même – centré autour du personnage de Sirius Black et de la présence des Détraqueurs -, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban illustre à nouveau le sujet favori de Cuarón : le passage de l’enfance à l’âge adulte, et le dépucelage (ici moral) qui accompagne ce processus. L’inquiétude diffuse déjà sensible dans ses films antérieurs étale désormais toute sa noirceur à l’écran, sans toutefois excéder les codes du genre familial auquel le film appartient – ainsi, par exemple, de la présence des têtes coupées, finalement plus pittoresques que cauchemardesques.

Les sortilèges d’une mise en scène toute en effets spéciaux et travellings sensationnels sont rehaussés par une photographie sombre et métallique, nimbée de vert ici encore. D’où une ambiance volontiers anxiogène, qui contribue à faire de Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban la plus tourmentée des huit adaptations au cinéma de la saga de J.K. Rowling. Outre la photographie, un autre élément de mise en scène ratifie la maturation du style de Cuarón : les plans-séquences ont beau être bien plus parcimonieux que dans Et… ta mère aussi !, leur usage s’avère judicieux et spectaculaire, essentiellement lors du dernier tiers du film, particulièrement réjouissant, prouvant qu’en termes de maîtrise dramatique et technique, Cuarón n’a décidément plus rien à prouver.

 

 

5. Grandeurs et limites d’un quasi chef d’œuvre : Les Fils de l’homme (Children of Men, 2006)

C’est alors qu’a lieu une avancée décisive dans la carrière du réalisateur. Deux ans après son Harry Potter, Cuarón dirige un thriller de science-fiction apocalyptique, à la fois spectaculaire et intimiste, aussi étourdissant par sa forme que par son contenu : Les Fils de l’homme, adapté du roman éponyme de P. D. James, paru en 1992. La simplicité du pitch va de pair avec sa force symbolique, qui fait écho aux pires cauchemars collectifs : dans un futur pas si lointain, une stérilité totale et inexplicable a frappé l’humanité et le monde est en proie au chaos, à l’exception du Royaume-Uni, État policier où prolifèrent les sectes et les groupes terroristes. On constate que le thème de l’enfance reste bien au cœur du travail du Cuarón, même si c’est ici par défaut, à travers son absence profondément traumatisante. Comme si le cinéma de Cuarón ne s’en remettait pas d’avoir grandi, et plongeait corps et âme dans les affres d’un récit plus âpre que jamais.


Les Fils de l’homme
est rythmé par des plans-séquences sidérants, dont au moins trois méritent de figurer dans toutes les anthologies du cinéma. Cela dit, cette virtuosité n’est pas purement esthétisante. Plus encore que dans Et… ta mère aussi !, les longs plans larges et mobiles de Cuarón visent à instaurer un rapport particulier, à la fois dramatique et sensoriel, du public à l’image. La mise en scène, qui se veut libre, frémissante, aspire à plonger le spectateur dans un pur présent, sans la distance d’une narration au passé, qui analyserait l’action après coup et la soumettrait à un montage plus ou moins nerveux. Face cet enchaînement de plans continus en grand angle, le regard du spectateur n’est guère dirigé : à chacun de prêter attention aux informations visibles ici ou là sur l’écran, au danger qui peut jaillir de n’importe où, d’une manière fulgurante, hyper brutale. La caméra, en ne cessant de suivre le personnage campé par Clive Owen, amène le spectateur à épouser son regard et à ressentir une troublante proximité physique, aussi bien qu’émotionnelle, avec cet antihéros désabusé et touchant, qui semble mûrir et gagner en humanité tout au long du film.

Le film se refuse ainsi à tout effet de surplomb. Littéralement et résolument, il se place à hauteur d’homme, au point d’abolir toute allusion sérieuse, même fugace ou interrogative, à une transcendance. Pourtant le récit, imprégné de thématiques chrétiennes jusque dans son titre, se prêtait facilement à un discours plus explicite, mêlant théologie, morale et politique. Or, si toute préoccupation religieuse est absente, les signes du sacré abondent –  comme si le film, ayant écarté la croyance en Dieu, y substituait une croyance en l’Homme. On observe ainsi une attention à des rites syncrétiques, certes stéréotypés, mais bel et bien aptes à relier les êtres, à les faire communier pour mieux surmonter les épreuves collectives. Cette approche rituelle contribue notamment à sublimer, sans rien renier de leur matérialité la plus choquante, ces bornes absolues de la vie que sont une naissance et une mort – chacun de ces deux évènements étant au cœur d’une des scènes les plus fortes du film, l’une à son tiers, l’autre à ses deux tiers.

L’émotion mystique traversant Les Fils de l’homme doit beaucoup aux compositions de John Tavener écrites spécialement pour le film, telles que Fragments of a Prayer, Eternity’s Sunrise, Song of the Angel… Au-delà de leurs titres beaux mais un peu emphatiques, ces pièces méditatives frappent par leur simplicité. On dirait une musique venue du fond des âges, où communient deuil et émerveillement, extase et recueillement. À part peut-être The Tree of Life, aucun film n’a jamais tiré un si beau parti de l’œuvre du compositeur britannique. Or, l’ironie et la saveur du film de Cuarón tiennent aussi à son art de mêler ces envolées sacrées à une approche bien plus profane, volontiers rock ou hippie, mais tout aussi sincère. C’est ainsi que John Lennon côtoie Gustav Mahler, et que Jarvis Cocker fraie avec Penderecki. Il est remarquable que jamais cet éclectisme musical ne fasse perdre sa cohérence au film, mais au contraire contribue à sa force émotionnelle, à l’impression d’authenticité qui s’en dégage.

Dès lors, la principale faiblesse des Fils de l’homme – au-delà de nombreux stéréotypes narratifs, iconographiques et idéologiques auxquels le film survit assez bien – pourrait bien être le revers d’une de ses qualités. La concision relative du film et son goût pour les scènes de poursuite et d’action, où il excelle à faire monter la tension, s’imposent au détriment de véritables envolées plastiques ou métaphysiques, de prises de hauteur qui auraient excédé l’approche purement dramatique, certes appréciable, du sujet. Le film paraît presque trop court, il semble qu’il lui manque un acte. Et le fait d’avoir axé ses dernières scènes autour d’une simple course-poursuite, comme dans tant de films d’action, déçoit un peu. Cependant, ce sentiment de frustration est à relativiser. Il traduit la difficulté que le film devait forcément rencontrer à rendre justice à sa thématique très ambitieuse, ainsi qu’à prendre le relais, dans son ultime mouvement, de l’ampleur émotionnelle de sa première partie. Cette ampleur inaugurale tient autant aux idées musicales et de mise en scène qu’à la force des seconds rôles campés par Julianne Moore et Michael Caine – dont la double disparition tragique laisse chez le spectateur un sentiment de désarroi, voire de deuil, contribuant à la tonalité puissamment crépusculaire du film. Ce tropisme aurait facilement pu virer au désespoir le plus étouffant, même si au bout du compte, Cuarón s’y refuse. Ouvert sur l’espoir certes diffus d’autres horizons, le film n’en perd pas de sa puissance évocatrice, au contraire. Rarement a-t-on vu, ces dernières années, un film de science-fiction aussi stimulant.

 

6. Une nouvelle étape : Gravity (2013)

De cette carrière a priori loin d’être achevée, on retient notamment le souci permanent de Cuarón de se situer à hauteur d’homme. Même au sein des plus grosses productions transparaît son extrême sensibilité aux vulnérabilités de ses personnages, qui puisent leurs forces au cœur même de leurs faiblesses et en ressortent grandis. Rien de révolutionnaire dans une telle thématique, certes, mais l’incarnation de ses tenants et aboutissants sur l’écran s’est avérée de plus en plus remarquable à mesure de l’évolution du cinéaste.

Une durée considérable de sept ans s’écoule entre la sortie en salles des Fils de l’homme et celle de Gravity. Si ce dernier film marque une nouvelle étape dans la carrière de Cuarón, il ne constitue manifestement pas une rupture. Ce film spatial peut sans doute être vu comme une démonstration par l’absurde de l’intérêt du réalisateur pour les enjeux humains comme seule raison d’être des prouesses techniques, dans la mesure où, dès son synopsis, le film entérine le souci de Cuarón de se placer à hauteur d’homme, ni plus, ni moins – le cœur battant de Gravity ne reposant ni dans une machine, ni en Dieu ou quelque entité supérieure, comme c’était la double tentation du (certes au fond très différent) 2001 : l’Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968). En situant au centre de sa dramaturgie un être humain prêt à tout pour survivre, le réalisateur reprend quasiment le même schéma que celui de ses films précédents – lutte, dépassement de soi, maturation, rendus nécessaires par l’adversité qui cerne de toutes parts les protagonistes.

Il reste aux films futurs de Cuarón à ratifier ou infléchir cette trajectoire humaniste, et peut-être à l’enrichir de nouvelles recherches plastiques et narratives. D’ici là, on ne peut que se réjouir du succès public rencontré par un film aussi audacieux et atypique que Gravity. Souhaitons que ce long métrage prenne valeur d’exemple auprès d’un cinéma hollywoodien embourbé dans sa frilosité, et qui aujourd’hui plus que jamais a bien besoin d’arpenter des territoires nouveaux, plus adultes, mais non moins universels.

Filmographie d’Alfonso Cuaron à la date de la sortie de Gravity (2013):

Longs métrages
• 1991 : Sólo Con Tu Pareja
• 1995 : La Petite Princesse (A Little Princess)
• 1998 : De grandes espérances (Great Expectations)
• 2001 : Et… ta mère aussi ! (Y Tu Mamá También)
• 2004 : Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban (Harry Potter and the Prisoner of Azkaban)
• 2006 : Les Fils de l’homme (Children of Men)
• 2013 : Gravity

Courts métrages
• 1983 : Who’s He Anyway
• 1983 : Cuarteto Para El Fin Del Tiempo
• 2006 : Paris, je t’aime – segment Parc Monceau
• 2007 : The Shock Doctrine
• 2007 : The Possibility of Hope

Télévision
• 1986 : Hora Marcada (série TV)
• 1993 : Fallen Angels (feuilleton TV) (épisode Murder, Obliquely)

Réalisateur :


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