L’ambition démesurée de Stanley Kubrick dans son film poème
On ne résume pas un film comme 2001, L’Odyssée de l’espace, formidable spectacle visuel et sonore. Le scénario, fruit de la collaboration entre Stanley Kubrick et l’écrivain de science-fiction Arthur C. Clarke[1], présente un découpage en quatre époques (après un écran noir de presque trois minutes).
À « l’aube de l’humanité », sur la musique de Richard Strauss (l’introduction grandiose à « Ainsi parlait Zarathoustra »), un groupe d’hominidés bipèdes chassé de son point d’eau est directement menacé. Mais la découverte d’un imposant monolithe parallélépipédique de couleur noire (qui émet d’étranges ondes) devant la caverne où ils se sont réfugiés change la donne : après l’avoir touché, voilà qu’ils ont l’idée de se servir d’un os, comme outil puis bientôt comme arme pour reconquérir leur point d’eau. Le film donne ainsi à penser que des extraterrestres, ayant visité la Terre il y a plusieurs millions d’années, auraient fait faire un bond à l’humanité naissante (si le genre humain proprement dit n’est apparu que vers 2,8 millions d’années, des outils en pierre taillée ont été trouvés au Kenya vers 3,3 millions d’années, au temps des australopithèques dont la fameuse Lucy). On découvrira plus tard que ces extraterrestres ont aussi laissé un deuxième émetteur identique sur la Lune, et un troisième en orbite autour de Jupiter.
Grâce à une célébrissime ellipse temporelle (où le jet d’un os/outil tournoyant dans l’air est associé au vol ultérieur d’un satellite en mission vers la Lune), la deuxième époque montre ce qu’a été ensuite l’évolution technique de l’humanité, de la préhistoire jusqu’à l’ère de l’exploration spatiale. L’accès des hommes à la science est désormais prouvé (nous sommes en 1999) par leur aptitude à se déplacer vers la Lune, où ils découvrent le deuxième monolithe, qui semble agir comme une « sentinelle », informant le troisième en relais autour de Jupiter.
La troisième époque se situe en 2001, 18 mois plus tard. Une mission américaine (on est dans le contexte de la « Guerre froide » et de la rivalité américano-soviétique : Kubrick ne pouvait pas deviner en 1968 qu’elle serait terminée depuis 1991) est lancée vers Jupiter, avec le vaisseau Discovery One (Explorateur Un dans la version française). Son équipage est composé de deux astronautes, David Bowman et Frank Poole, de trois scientifiques mis en biostase[2] et de HAL 9000 (CARL 500, Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison, dans la version française), un ordinateur de bord doté d’une intelligence artificielle (déjà !) Le basculement se produit quand Hal (en cela plus humain que ses maîtres ?) se révèle défaillant. Les deux astronautes décidant de le déconnecter pour parer à tout incident ultérieur, Hal déjoue la manœuvre, et se débarrasse de ses encombrants partenaires humains : Poole est liquidé, puis il désactive les modules de biostase contenant les scientifiques. Mais il ne peut venir à bout de la détermination et de l’intelligence du deuxième astronaute, Bowman (Keir Dullea[3]) qui, après une des plus belles scènes de suspense jamais montrée à l’écran, réussit miraculeusement à rejoindre la machine tueuse et à débrancher ses fonctions supérieures : lentement, méthodiquement il désactive un à un les blocs mémoires logés dans le « centre nerveux » du super-ordinateur HAL. Il découvre ainsi un message pré enregistré, qui devait être diffusé à la fin du voyage, relatant l’épisode lunaire (qu’ignoraient les astronautes, contrairement à HAL) et explicitant le but de l’expédition : identifier ce que cache cette mystérieuse onde radioélectrique pointée vers Jupiter, détectée 18 mois auparavant lors de la découverte du deuxième monolithe sur la Lune.
C’est alors que commence la quatrième et dernière période. Arrivé près de Jupiter (l’épisode s’intitule « au-delà de l’infini »), où se trouve en orbite le troisième émetteur, Bowman, qui décide d’aller l’observer de près, est aspiré dans un extraordinaire tunnel multicolore, au milieu d’un déluge d’images et de sons. Soudain, il se retrouve installé dans une confortable suite d’hôtel (de style Louis XVI[4] !), où il se voit vieillir lui-même, par étapes apparemment rapprochées. Alors qu’il est alité et mourant, apparaît devant lui un quatrième monolithe noir, qu’il tente de toucher, comme l’avaient fait ses prédécesseurs en Afrique et sur la Lune. Dans un dernier plan mystérieux l’on voit ensuite une sorte de « fœtus spatial », qui pourrait être Bowman lui-même, parvenu au terme d’un processus de renaissance.
Pour ce film-poème, où comme dans Barry Lyndon images et musiques somptueuses se substituent à la narration traditionnelle[5], les dialogues étant réduits au minimum, toutes les interprétations ont volontairement été laissées ouvertes par Kubrick et Arthur C. Clarke. Pêle-mêle, certains ont évoqué : une fable pessimiste sur l’avenir technicien de l’humanité (l’outil se retournant contre l’homme qui l’a inventé); une méditation pascalienne sur la solitude de l’homme face au mystère insondable de l’univers[6] ; un périple odysséen vers l’au-delà avant un retour vers une Ithaque qui serait la Terre ; une réflexion sur la possibilité d’un contact avec d’éventuelles civilisations extra-terrestres, etc. Il serait vain de chercher à trancher, de l’aveu de Kubrick lui-même : « j’ai cherché à créer une expérience visuelle qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement dans le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libre de réfléchir comme vous le voulez sur sa signification philosophique et symbolique.[7] » Nombreux furent d’ailleurs à l’époque ceux qui, habitués au « classicisme » des œuvres antérieures de Kubrick (comme les Sentiers de la gloire,1957, ou le Docteur Folamour, 1964), furent très déçus par ce film déroutant.
Si l’on privilégie la fable pessimiste sur l’avenir technicien de l’humanité , on verra surtout 2001 comme le récit effrayant de l’autonomisation de l’outil et de la machine, depuis leur invention « à l’aube de l’humanité » jusqu’aux super-ordinateurs et aux modernes algorithmes, devenus maîtres de nos destinées (l’avenir ne semble-t-il pas avoir donné raison aux partisans de cette interprétation ?). Si la technique a permis à l’homme de dominer son environnement, à quel prix cela s’est-il fait ! Le monde que décrit 2001 est un monde totalement déshumanisé, mécanique. Dans le film de Kubrick les astronautes, sur la Lune ou dans le vaisseau Discovery One, ne sont plus guère que des pantins lisses et plats, seulement capables d’échanger des banalités polies, servis par des hôtesses semblables à de souriants robots (avec leurs étranges coiffes rembourrées). Que font Poole et Bowman en route vers Jupiter ? Réduits à l’état de rats de laboratoires sous la surveillance constante du super-ordinateur, ils tournent en courant dans le compartiment central circulaire pour leur jogging quotidien, comme des hamsters[8] ! Ils jouent aux échecs avec HAL, et mangent une nourriture chimique. Au sein du grand silence de l’espace infini, ils semblent écouter passivement les dérisoires messages que leur envoient leurs familles restées sur Terre. Leur vie est vide, et ils semblent avoir perdu toute sensibilité. Même quand il doit se battre pour sa survie, Bowman (en cela Keir Dullea est extraordinaire) garde le plus souvent un masque d’impassibilité. À l’inverse le film montre l’ordinateur central, Hal, tout vibrant d’émotions : il s’effraie quand il détecte les premières interrogations des humains sur ses propres performances ; il espionne les astronautes, qui croient échanger à son insu en ignorant qu’il sait aussi lire sur leurs lèvres ; il est saisi d’une pulsion assassine, qui le pousse à tuer ses associés humains ; il a peur, quand Bowman entreprend méthodiquement, froidement, de désactiver sa mémoire et ses fonctions supérieures ; il se transforme à la fin en petit enfant qui ne sait que chantonner la comptine apprise au début de son « apprentissage » : Daisy Bell[9]. Là est d’ailleurs, paradoxalement, le moment le plus « émouvant » du film : cette mort cérébrale d’Hal, le super-ordinateur à la voix doucereuse (celle de François Chaumette dans la version française), tandis qu’au préalable la mort des astronautes n’avait suscité chez le spectateur aucune émotion comparable !
Quelle est encore la place de l’homme dans ce monde ? Seule la machine compte, et elle n’a pas besoin d’une temporalité quelconque. Ne reste donc plus à voir que l’espace infini, dépourvu de conscience, où tout se règle abstraitement au rythme de la musique de ballet répétitive de Johann Strauss fils (Le Beau Danube bleu) : « dans cette odyssée angoissante, les îles sont devenues des planètes silencieuses, les sirènes des ordinateurs menaçants, les flots de la mer Égée des espaces infiniment vides. Le soleil brille toujours, mais pour personne.[10] » Que reste-t-il du poème homérique ?
Cette annihilation de l’humain paraît suggérée aussi par la musique intensément mélancolique d’Aram Khatchatourian (compositeur soviétique arménien, 1903/1978) : il s’agit de l’Adagio du ballet Gayaneh (1939, mais revu plusieurs fois par la suite). Mouvement lent pour cordes seules et harpe, il fait ressortir de manière saisissante le caractère désolé de l’existence des astronautes : « Pourquoi cette musique, dont Kubrick laisse s’étirer la cadence, qui est comme en suspens et laisse un vide, est-elle si poignante ? Parce qu’elle incarne ici une sorte de solitude affective. Les cosmonautes Dave et Frank mangent sans parler, en écoutant des nouvelles enregistrées. Lorsque Frank, allongé en short sur une chaise longue pour une séance d’ultra-violets, reçoit de ses parents un message enregistré d’anniversaire, le thème lent de Gayaneh reprend, discrètement pathétique d’être confronté à l’atmosphère de nécropole du vaisseau spatial (où s’alignent des containers de cosmonautes cryogénisés) et au visage froid du fils, dont le regard est dissimulé sous des lunettes noires. C’est, dans le film, un des rares moments de superposition entre les voix, en l’occurrence celle des parents, entendues comme minuscules et émises de loin, et une musique qui les ignore. D’autant que les parents parlent avec enjouement, en « projetant » la voix comme pour franchir une grande distance, et chantent un Happy birthday superposé au morceau de Khatchatourian et discordant d’avec celui-ci, mais ce dernier suit majestueusement son cours, pendant que les voix parentales s’éteignent tout de suite (…) La musique, ici, teinte ces moments familiaux d’une mélancolie et d’une distance poignantes.[11] »
Il y a cependant une autre interprétation possible du film, qui réintroduit le temps, non plus comme temps historique linéaire (puisque celui-ci est donc escamoté par l’artifice de l’ellipse narrative, entre l’os et le satellite artificiel), mais comme temps cyclique, celui de « L’Éternel retour », selon la « grande pensée » de Nietzsche. Le film en effet s’ouvre et se conclut sur l’introduction d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, poème symphonique composé en 1896 à partir du poème philosophique de Friedrich Nietzsche, publié entre 1883 et 1885. Or, on sait que depuis l’expérience de Sils-Maria (1881), Nietzsche avait eu la révélation de l’idée de « L’Éternel retour ». N’est-ce pas suggéré aussi par les images, qui montrent parallèlement comment de « l’aube de l’humanité » on aboutit à la création d’un nouvel homme, ou « fœtus spatial », qui semble à la fin contempler une nouvelle Terre ? Tout est-il donc destiné à un perpétuel renouvellement ? Dans la multiplicité des théories qui ont été émises sur la structure de l’univers, certains astrophysiciens n’ont-ils pas imaginé qu’en allant « très loin » on se retrouverait finalement à son point de départ ?
[1] Kubrick s’est ici inspiré de deux nouvelles de ce dernier, intitulées À l’aube de l’histoire et La Sentinelle.
[2] La biostase, ou animation suspendue, est un état assimilable à l’hibernation qui est aussi appelé « arrêt réversible de la vie ».
[3] En 1965, il venait d’interpréter pour Otto Preminger l’inquiétant Steven Lake dans Bunny Lake a disparu.
[4] On sait que Kubrick était attiré par le XVIIIe siècle (voir par exemple Barry Lyndon, roman de Thackeray au XIXe, mais dont l’action se déroule au siècle précédent). Peut-être ce siècle, qui a vu se rencontrer raison des Lumières et passion (celle, exterminatrice, des révolutionnaires, ou celle de Sade) le fascinait-il ? Pour Michel Ciment : « Ce que révèle aussi 2001 comme Dr Folamour, c’est que la pure rationalité peut déboucher sur l’irrationnel. Le savant allemand comme l’ordinateur HAL 9000 sombrent dans la folie et dans le délire » (Kubrick, p. 67).
[5] Richard Strauss : Ainsi parlait Zarathoustra ; Johann Strauss fils : Le Beau Danube bleu ; György Ligeti : extraits de son Requiem, de son Lux Aeterna, d’Atmosphères et d’Aventures ; et Aram Khatchatourian, dont on parlera plus loin.
[6] Fragment 187 : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » Le premier au cinéma, Kubrick a su restituer dans la bande-son le silence de l’espace, et le bruit oppressant de la respiration des astronautes quand ils se déplacent en scaphandres.
[7] Michel Chion, La musique au cinéma, p. 373, qui cite Kubrick à travers Sergio Miceli, La Musica nel film, arte e artigiano, Discanto Edizioni, Fiesole, 1982, p. 225.
[8] Pour cela, l’équipe du film dut construire un décor cylindrique rotatif pesant près de 30 tonnes ! La grande roue orbitale de 2001 et sa gravité artificielle provoquée par la force centrifuge est un concept envisagé par Werner von Braun dans les années 1950 : « La station spatiale sera aussi un hôtel, les astronautes pourront y vivre un mois ou deux de suite. Ils feront la navette entre la Terre et la station pour effectuer des travaux spéciaux ».
[9] Dans la version française, Hal chante Au clair de la lune.
[10] Clotilde Badal, « Le cinéma du futur ou l’exil de l’humanité », dans « Qu’est le futur devenu ? », Études, 2003/10 (tome 399/4, p. 385-394)
[11] Michel Chion, op. cit., p. 377.