« 24 hour party people » ? (2)
Les vieilles chantent pour célébrer, les jeunes dansent pour oublier : Liverpool n’a jamais été Venise. Comme à la mine, on n’y fait guère la différence entre la nuit et le jour. Les « sole mio » n’ont pas lieu d’être, et pourtant… La ville a été l’un des plus grands ports d’Europe. Deuxième ville d’Angleterre dans les années 1960, le chômage a finalement eu raison de Penny Lane : « aujourd’hui pour la plupart des jeunes chômeurs, la musique est la seule échappatoire ». 1992 : Jérôme de Missolz et Evelyne Ragot ont beau filmer quelques superbes « vedute » industrielles aux bords de la Mersey, une fois la brume romantique dissipée, la bruine fouette sec en dehors des pubs.
Depuis le succès des Beatles, la bière a coulé sous les ponts. Allan Williams, leur premier impresario, est devenu alcoolique. Un peu comme Jésus, leur image est partout, mais on ne les voit nulle part. Les coupes au bol, la naïveté, ne sont plus de bon ton. L’art peut-il rendre la vie meilleure ? Sûrement. L’ex-chanteur des Pale Fountains, Michael Head, devenu alors leader de Shack, ne vit que pour ça et pour sa mère. Voix d’ange dans un corps de hooligan, a capella on croirait presque entendre Donovan (3), mais sans les phasmes et les fleurs dans les cheveux. Les étoiles, du ciel, se sont écrasées sur la table en formica de la cuisine, le bruit de la machine à laver a recouvert le gazouillis des moineaux. Coincés dans un appart miteux, il faut une sacrée dose de lyrisme aux frères Head pour transcender le quotidien. Les friches silencieuses, aperçues par la fenêtre, suffiraient à elles seules à briser les élans mélodieux des deux frères, qui ont relevé le funèbre défi de se substituer aux oiseaux.
« Les gens de Liverpool rêvent éveillés… »
… Quitte à flirter avec le sèche-mains des toilettes. Quitte à réciter Imagine le visage barbouillé de suie. Quitte à marteler en transe le sol des boîtes de nuits, comme pour se défaire de chaînes invisibles. Les ghettos noirs existent toujours. A son apogée, combien d’esclaves ont transité par le port de Liverpool ? Une Connie Lush bougresse et rageuse vaudrait-elle une Bessie Smith tonitruante (4) ? En Angleterre, les champs de coton sont plantés de briques rouges. Et après tout, le rock vient bien du blues.
« J’espère qu’ils suent leur colère ! »
Tels sont les mots de Ian McCulloch, chanteur du groupe Echo and the Bunnymen, fraîchement séparé alors, puis reformé plus tard en 1996. Entre deux concerts, Jean-Daniel Beauvallet, aujourd’hui rédacteur en chef musique des Inrocks, recueille ses blagues et confidences : « nous mourrons en riant ! ». A l’affiche de ces funérailles, la liste des guests est longue : The Real People, The Christians, Adrian Henri, The Stairs, Sheldon Rice… Plus qu’un documentaire, You’ll never walk alone est un film qu’on aimerait bien pouvoir lire en boucle sur sa platine, histoire de s’en repasser les meilleurs morceaux, à fredonner sans modération : « … Expectations ? … Or was it something you wanted for me ? Maybe pacification ? … Possibly desperation… I want to fuck my nation… » (5)
Invités : Philippe Azoury, critique et journaliste à Libération, et Jérôme de Missolz.
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Une interview avec Jérôme de Missolz sur le webzine Culturopoing : là
(1) « Marche contre le vent, marche contre la pluie, bien que tes rêves soient maltraités et soufflés. Continue de marcher, avec l’espoir dans ton cœur. Et tu ne marcheras jamais seul. Tu ne marcheras plus jamais seul. »
(2) Célèbre tube des Happy Mondays : attention, ils ne sont pas de Liverpool mais de Manchester…
(3) Chanteur folk écossais à la voix douce, entre autres auteur de Mellow Yellow.
(4) 1894-1937, icône du blues.
(5) Michael Head, approximatif, improvise avec classe et trous de mémoire sur sa chanson Realization : « Espoir ? C’est ce que vous avez à m’offrir ? Peut-être la pacification… Sûrement, le désespoir… J’encule ma nation… »