Debout ! Et en avant Guingamp pour cette troisième journée. Je suis en retard et n’ai même pas le temps de prendre un café. J’arrive à au festival : erreur, le prochain film se joue au lycée d’hier. Demi-tour et marche rapide. Ouf, j’arrive pile à la présentation du film, un classique de René Clément : Le jour et l’heure. En version restaurée…
Dans Le jour et l’heure nous suivons le parcours dune femme incarnée par Simone Signoret emportée contre son gré par la résistance, qui doit conduire un aviateur américain à la frontière espagnole. En cours de route et au gré de leur pérégrination, ils tombent amoureux. Le parcours des deux amants est utile pour dresser un portrait complexe de la situation de la France d’alors, écartelée entre la passivité d’une population apeurée ou revêche, survirant au jour le jour, pleine de doutes, de trahisons, de courages, de lâcheté, de collaboration et de résistance. Avec son travail sur les regards de biais, et des dialogues emplis de messes basses et de chuchotements, Clément restitue à merveille la paranoïa et le sentiment de fragilité générale inhérente à la situation : on est fin mai 44 et les Américains ne vont pas tarder à débarquer. Résulte que tout est instable : les institutions et l’ordre établi, de telle sorte que chacun peut trahir ou retourner sa veste. Autant de possibilités qui génèrent un suspense prenant et qui matérialisent bien l’un des axes principaux de ce film : celui du choix. Les personnages choisissant leurs camps s’enchaînent ainsi au cours de l’intrigue. Avec son format large, sa façon d’emplir le cadre d’individus méfiants et soupçonneux, toujours avec l’oreille qui traîne (le spectateur voit d’ailleurs souvent ce dont ne s’aperçoivent pas les héros, ce qui génère une forte ironie dramatique) et l’absence de ciel, le film est étouffant et parvient à donner la sensation d’enfermement typique de l’occupation. L’évolution des personnages, à mesure que l’intrigue progresse, emporte le spectateur. Car, et c’est une belle intelligence de l’œuvre, le film démarre presque comme une comédie équivalente à Une vie de château de Rappeneau, pour aller vers le drame à mesure que la tension monte, que l’on apprend à connaître des individus de plus en plus marqués, à mesure que le temps passe et qu’ils prennent conscience du danger qu’ils courent. Les lumières et le travail de certaines séquences donnent au film, par instant et lorsque l’image prend le relai de toute parole pour signifier le non-dit, un cachet lyrique et métaphorique (qui n’est pas sans évoquer La traversée de Paris). Les acteurs sont formidables de justesse, quoiqu’un brin caricatural par instant, mais pas Signoret, qui est juste du début à la fin, troublante de naturel et parvenant à être à la fois forte et vulnérable. Son origine bourgeoise véhicule d’ailleurs en sous-texte certaines questions sociales. Et l’ensemble fait qu’en sortant de ce classique, il est dur de se dire quel camp on aurait choisis pendant la guerre et si l’on aurait été capable du meilleur, du pire, ou du rien. Soit une réflexion riche, humble et plus que bienvenue dans un contexte où tout a chacun se croit dans le camp du bien et se prétend « résistant ».
Je sors conquis et fonce à la Comete (le siège du festival) pour aller, enfin, me prendre un double café, manger sur le pouce, puis foncer au quatrième étage, au cinéma. Je vais assister à la seconde session des courts-métrages en compétition ; la suite de la première que je n’ai pu voir hier. Six courts-métrages vont passer: Yellow, l’homme qui ne se taisait pas, city of poets, papillon, moeder (mère) et la voiture qui est revenue de la mer. Ces films sont de haut niveau, superbes et à la hauteur des enjeux. Jugez plutôt :
Yellow.
C’est un film qui montre une afghane allant dans une boutique pour acheter son premier hidjab. Il dit beaucoup avec peu de dialogues. Cadrages et lumières sont très travaillés, les premiers étant fixes, les secondes d’une douceur sensuelle qui mettent en évidences des regards et des gestes témoignant de l’immédiate attirance entre elle et le vendeur. Ce qui accentue l’ampleur du drame vécu, à cause de la loi des fous de dieu qui, au nom de la religion, seule culture qu’ils tolèrent, voilent et interdisent tout. Le film traduit à merveille le lent étouffement de la population et montre de façon lumineuse l’arrivée dès ténèbres.
L’homme qui ne se taisait pas.
Il montre un contrôle de train par des militaires depuis une cabine où est présent un homme sans papier. (En Yougoslavie sans doute). Basé sur l’immersion, la lenteur, le temps long et la lente montée en tension et d’angoisse, le film est travaillé par une question : qu’auriez-vous fait à sa place ? Bon jeu d’acteur comme bon travail d’ambiance achèvent de suffoquer le spectateur.
City of poets.
Le film le plus expérimental basé sur une succession de photographies (parfois animées) montrant dès images familiales de bonheur avec, en off, une voix narrant le destin tragique que ne montre pas les photos : celui de l’arrivée de réfugiés, de la submersion culturelle et de la chute dans une dictature religieuse. (Peut-être le Liban, donc). Soit une fine interrogation de la mémoire personnelle face à la mémoire historique, de l’oublie et de la tragédie de destin brisé par des forces qui les dépasse. Symbole de l’effacement culturel et du changement de mentalité ? Le changement des noms de rues, d’après des poètes, avec des noms de morts à la guerre… À la fragmentation du pays fait écho la fragmentation de la mémoire. Un film organique et limpide.
Papillon.
Le plus beau de toutes ces œuvres selon votre serviteur. Ce film animé conte l’histoire tragique et émouvante d’un champion de natation olympique français et juif durant les années trente et quarante (vous imaginez bien de quoi il retourne) et dont le rapport à l’eau sert de fil narratif. Le film montre un dialogue violent et vibrant entre la chaleur de la peinture avec laquelle est animée l’histoire, et la cruauté du récit. Une cruauté nuancée par de merveilleux moments de tendresses. Très peu de dialogues (pour faire comprendre, on laisse le relai à l’image) associés à une bande-son ciselée font de ce film une merveille d’émotions, au point d’en tirer les larmes avec aisance.
Moedere (mère).
Inspiré d’une histoire vraie, le film conte l’histoire d’un mineur du Dombasse traumatisé d’avoir du ramasser les cadavres du MH17, vol où de nombreux Néerlandais sont morts après avoir été abattus par les proRusses. Film fragmenté qui épouse les sensations de son personnage principal, on filme ici la difficulté de dire l’innommable et le traumatique. Si l’ensemble est cohérent, la fragmentation esthétique tend à rendre l’histoire quelque peu confuse. L’œuvre aurait sans doute gagnée à être plus longue d’une dizaine de minutes.
La voiture qui est revenue de la mer.
Seconde animation, le film est dessiné en noire et blanc au trait fin. Un trait dont la vivacité, l’abstraction amusée, couplées à l’humour du narrateur devant les situations rencontrées, donnent au sujet mélancolique une ambiance chaleureuse. Le film narre le voyage d’une bande d’amies en 1981 en Pologne, après que l’un d’eux ait enfin pu se payer une voiture. Ils rêvent tous de partir à la découverte d’un monde qui soit coloré et leur parcours offre une vision ironique, sensible et émouvante de la Pologne d’alors en très peu de temps et avec une précision extrême : du grand art.
En sortant conquis de cette séance, une idée étrange me vient. Plusieurs de ces films évitent consciencieusement de nommer les lieux de drames, comme les guerres endurées, sans doute pour permettre au public de s’identifier au mieux aux personnages et pour accentuer le caractère universel de leurs propos. L’intention est entièrement louable, mais, dans le fond, est-ce qu’escamoter le nom de ces pays, des guerres les ayant déchirés, ça n’est pas non plus faire l’impasse sur un point crucial ? Et ce faisant, est-ce que cela n’empêche pas une bonne compréhension de ce qui s’est produit ? Certes on s’identifie aux personnages, mais est-ce que l’absence dès raisons géopolitiques et culturelles ayant mener à de telles situations n’atténue pas la porté et le sens des films ? Est-ce qu’il ne manque pas quelque chose ?
Je ne sais pas…C’est la succession de ce même parti pris dans plusieurs films à la suite qui a amené ces idées… Car cet enchaînement de films avec ce même parti pris finit, au final, par donner un aspect interchangeable aux individus dépeints et à leurs drames intimes… Ce qui est contradictoire avec la volonté de chacune des œuvres, qui consiste à montrer l’humanité de toutes ces personnes dans des situations extrêmes, en rapport au conflit, et dans lesquels ce qui, in fine, est déterminant, est qui l’on est individuellement…
Ça tourne un peu dans ma tête et c’est confus, j’en ai conscience et je m’en excuse. Mais je n’ai pas le temps de me pencher plus avant dans ce début de réflexion, car voilà que mon dernier film de la journée, et donc du festival pour ce qui me concerne va commencer : un film sur la guerre en Ukraine.
Interceptés est peut-être le film le plus viscéral que j’ai vu en trois jours. Sa force tient à la radicalité de son parti pris. Sur des images de routes et de villes ukrainiennes couvertes par les cicatrices de la guerre, est passé en off une série d’échanges téléphoniques de soldats russes avec leur famille, entre mars et novembre 2022. Des familles vérolées par la violence qui encouragent leurs proches à commettre des crimes à l’égard des Ukrainiens. Couplés à de multiples détails donnés par les proches sur leur situation dans l’arrière-pays, ces échanges brossent en creux le portrait d’une société russe lugubre, dont dont la déshumanisation et le sadisme rend logiques les exactions imposées aux ukrainiens. L’intelligence de l’auteure consiste en ce qu’elle parvient à faire sentir l’évolution des mentalités de ces russes qui, à mesure que la guerre ne tourne pas comme ils le voudraient, deviennent d’abord plus violents (c’est possible) puis sombrent dans la folie, avant que la peur ne s’immisce. Le ton des conversations : toujours calme ou presque, pour affirmer des horreurs, glace le sang dans la mesure où cela implique l’intériorisation totale de la violence. Qui plus est, les images des appartements détruits et autres dégâts de guerre prennent une signification particulière lorsqu’ils sont couplés à ces conversations, où des hommes affirment participer avec joie à des séances de torture abjectes (les descriptions cliniques sont telles que les images viennent facilement à l’esprit) : derrière chaque maison détruite se trouvaient des familles ukrainiennes qui ont peut-être endurées les ignominies décrites. Le fait de filmer les ukrainiens sans qu’aucun ne parle et que tous soient recouverts par la parole de ces barbares contribue à faire ressentir au spectateur le type de rapport au pouvoir que veulent mettre en place les russes en Ukraine : celui d’impérialistes dominateurs fondant sur leur proie. À cette intelligence du dispositif de tournage, qui fait de l’œuvre un documentaire de création, s’ajoute l’intelligence de la mise en espace et des cadrages. Des cadrages souvent fixes, donnant une vision poétique d’un environnement martyrisé, dont le format du cadre enserre le spectateur qui, du même coup, ressent, à mesure que le temps passe, un sentiment claustrophobe bien que le film soit essentiellement tourné en extérieur. Mais surtout, ces plans sont longs et lents. Une lenteur accentuée par le fait que les appels ne sont pas enchaînés les uns après les autres, ce qui laisse le temps au silence de s’installer (aspect accentué par l’absence de musique). Ce yo-yo entre témoignages glaçants et silence oppressant, achève de projeté le public dans un espace redoutable qui l’impact avec efficacité et permet de faire ressentir intensément la souffrance du peuple ukrainien au contact de barbares d’un autre siècle. Barbares qui, malgré le fait qu’ils s’humanisent en fin de film lorsque la peur arrive, parviennent difficilement à générer de l’empathie. Soit une situation qui amène le public à penser les limites de la compassion. Difficile de ne pas recommander ce film qui, à l’image du Tranchée de Loup Bureau, ne se contente pas de sensibiliser, mais implique et responsabilise son public.
Cette critique, j’en achève le brouillon en dînant à la table régie. Il se fait tard et il est temps que je parte à mon hôtel. Demain je pars tôt… Je rédigerais un dernier billet en guise de conclusion.
A suivre pour conclure…