Le sujet ne surprendra pas les habitués du travail de Hong Sang-Soo : un réalisateur, Ham Cheonsoo, arrivé (par erreur) avec un jour d’avance à Suwon où il doit présenter son film, rencontre une jeune femme, Yoon Heejeong, ancien mannequin reconvertie dans la peinture. Les deux heures qui suivent vont explorer toutes les possibilités de cette rencontre dans un jeu d’union/division entre ces deux figures, exprimant tantôt la fraternité des artistes, tantôt l’altérité des sexes, motifs récurrents dans l’œuvre du cinéaste, art du recommencement et de l’épure. On retrouvera ainsi sans surprise le catalogue des motifs, devenus mythes, chers au cinéaste : le temple, le café, le sushi-bar, la soirée chez des amis … comme autant de rites de passages dans le rapprochement entre les êtres, de la tradition à l’intimité, le soju et les cigarettes aidant à délier les langues et à libérer des conventions, jusqu’à se mettre (littéralement) à nu.
Les thèmes sont repris, de même que le langage visuel : Hong Sang-soo utilise comme toujours une réalisation épurée, à peine animée de panoramiques discrets, ponctuée ça et là de zooms devenus sa signature et employés à rapprocher ses deux personnages principaux, où à les distinguer de leur entourage. Ainsi, lors de la première scène de soirée, trois zooms avants éliminent successivement les quatre personnes qui entourent Heejeong, pour se concentrer sur son apathie et l’apparente mélancolie qui la gagne, elle qui dit ne pas avoir d’amis, et que la solitude ne quitte pas même lorsqu’elle est entourée : si ses quatre compagnons forment deux couples, elle est la seule à faire face à l’objectif, au centre de l’image mais hors du dialogue. Lorsque le cadre intègre à nouveau le reste du groupe, c’est elle qui décide de partir, comme si elle s’y sentait de trop.
L’économie de moyens de Hong Sang-soo filme à merveille l’ennui, le besoin d’isolement et l’irruption des hommes dans la vie de leurs pairs : l’apparition de Heejeong, alors que Cheonsoo se repose dans un temple, est ainsi révélée par un zoom arrière et un subtil panoramique, par lesquels on s’éloigne de lui pour s’intéresser à elle. Le procédé sera utilisé à plusieurs reprises dans la première partie, jusqu’à ce que Heejeong élimine totalement le réalisateur errant, devenant progressivement la figure centrale du film, avant que celui-ci ne ressurgisse, terriblement seul.
Se superposant à ces motifs et effets connus, la répétition des deux parties pourrait sembler laborieuse : elle ne l’est pas. Tout d’abord, les séquences se répètent mais sont filmées différemment : la première version de la scène du café débute sur un face à face des deux personnages ; la seconde s’ouvre sur leurs tasses prises en gros plan, comme pour mieux souligner leurs dissensions (un thé pour elle qui se dit trop émotive pour le café, un café pour lui qui se tire progressivement de son apathie initiale). La répétition devient improvisation sur un même thème, disant aussi bien la nécessité du recommencement dans le geste artistique, que le caractère changeant de notre esprit.
Surtout, les parties se distinguent par les dialogues (et le jeu), très proches au début de chaque partie pour poser les bases de la rencontre, avant de progressivement s’écarter alors que les deux récits suivent des parcours divergents.
Dans la première partie, tout commence pour le mieux entre le réalisateur et la peintre, dont il ne parvient pas à détacher son regard. Ce regard est sans cesse souligné, notamment lors d’une scène fascinante dans l’atelier de celle-ci : après avoir été placé dans la position de Cheonsoo observant Heejeong qui fume à la fenêtre, l’objectif se retrouve face à lui, séparé de lui par Heejeong, dans une position d’observateur symétrique, motif qui se répètera ensuite dans le sushi-bar, où le spectateur devient le troisième membre silencieux de cette conversation. Cette scène de restaurant, qui intervient au milieu de la première partie, se conclut par les mots de Cheonsoo, disant en voix off « avant cela, tout était parfait », marquant une première césure dans la narration.
Dans la seconde partie, tout s’inverse : la jeune fille s’intéresse à peine au réalisateur, qui critique trop vertement sa peinture, et ce n’est qu’en lui offrant une bague trouvée par hasard devant le restaurant qu’il parvient à lui dire la force de ses sentiments et à la rallier à lui. Le film suit donc un schéma circulaire de rapprochement / divergence puis divergence / rapprochement, dans lequel le 4e temps de la mesure s’émancipe cependant après avoir repris les motifs du 2e. Hong Sang-soo montre ainsi son désir de garder la liberté narrative la plus totale, même lorsqu’il adopte un cadre en apparence rigide : la succession des scènes s’envole, certaines se condensent et d’autres s’étirent, comme improvisées.
Difficile d’aborder tout ce qui est dit dans Un jour avec, un jour sans sans en gâcher la découverte, mais on en retiendra enfin plusieurs répliques sur la création, qui ont sans doute guidé sa conception. Interrogé par un critique avant la projection, Cheonsoo explique qu’il commence toujours ses films en se disant qu’il ne sait rien et qu’il va progressivement découvrir des choses. Ce procédé est bien sûr celui de Hong Sang-soo, connu pour écrire ses scènes au dernier moment ou pour laisser libre cours à l’improvisation de ses acteurs. Han dira qu’il s’agit du chemin le plus difficile, mais le seul possible pour lui, constat qu’il appliquera également au travail de peintre de Heejeong, proche de l’expressionisme abstrait. Ces traits communs de leur œuvre suffiront-ils à les rapprocher ? Leur inaptitude sociale est-elle une condition de leur créativité ? Au spectateur de répondre à ces questions, lui à qui Hong Sang-soo réserve toujours un accueil chaleureux parmi ses personnages, dans leurs restaurants et discussions alcoolisées, lui offrant sans cesse le même cadre familier pour mieux le bousculer de ses questions et de ses doutes.