L’évocation d’un cinéaste tel que Tinto Brass ne va pas sans risquer des raccourcis simplistes. Réputé pour son Caligula en 1979, dont il refuse d’ailleurs de signer la mise en scène après l’ajout au montage par son producteur Bob Guccione de scènes pornographiques, Tinto Brass commença pourtant une carrière sous les auspices de la Cinémathèque Française grâce à Lotte Eisner, puis Henri Langlois, durant sa jeunesse en tant qu’archiviste. Il devint ensuite l’assistant de metteurs en scène prestigieux tels que Roberto Rossellini, Federico Fellini, ou d’Alberto Cavalcanti, pour réaliser dans les années 60 des films au style très personnel, d’avant-garde, comme Qui travaille est perdu (1963) ou L’Urlo (1970), une satire de science-fiction La Soucoupe volante (1964) avec Alberto Sordi, ou un western en 1966 : Yankee. Brass s’est aussi mis au giallo avec En cinquième vitesse (1967). Malgré cette première partie de carrière engageante et éclectique, Brass ne sera jamais reconnu comme l’égal d’un Bertolucci ou d’un auteur Nouvelle Vague selon les classifications et autres principes des critiques d’alors.
Au milieu des années 70, profitant de la libéralisation des mœurs post-sixties, Tinto Brass décide alors de s’engager vers des films où Histoire et érotisme léché se conjugueront : Salon Kitty (1976), réunissant les damnés viscontiens Helmut Berger et Ingrid Thulin, film se déroulant dans une somptueuse maison close abritant un réseau d’espionnage, amorce et illustre brillamment cette nouvelle visée. Renouvelant cette ambition via un peplum ambitieux, mais caviardé et massacré par la production (Caligula), et après une nouvelle tentative avant-gardiste dans le monde du porno (Action, 1980), Brass, jugé trop versé dans l’érotomanie par les adeptes d’un cinéma grand public ou sérieux, et traînant désormais une réputation sulfureuse, abandonne les films ambitieux pour se consacrer à l’exploration fréquemment ironique de l’Histoire pré et post fasciste en lien avec l’auscultation passionnée du corps féminin, de la libération du sexe et des femmes, femmes qui deviendront libres et sans assujettissement sociétal. Des corps féminins au caractère généreux et felliniens dont Tinto Brass deviendra l’apologiste absolu des décennies suivantes, en devenant ainsi un maestro dans un genre cinématographique jusqu’alors limité aux sexy comedies avec Edwig Fenech et Alvaro Vitali. Tinto : surnom donné au cinéaste par son grand-père peintre, en hommage au Tintoret. Tinto sera plutôt un peintre cinématographique de la femme aux formes généreuses, un artiste érotique connu en Italie pour sa silhouette, ses scandales, son éternel cigare. Du peintre maniériste d’origine vénitienne, Brass retiendra l’exubérance des représentations, l’exagération de certaines formes, une torsion corporelle, un goût prononcé pour l’esthétisant.
La ville natale du peintre du XVIème siècle est d’ailleurs le lieu où se déroule La Clé (1983), premier film que nous propose Sidonis Calysta dans une splendide édition en combo Dvd/Bluray, édition agrémentée de bonus, notamment d’un roboratif mediabook par Olivier père. Adapté du roman de Junichirō Tanizaki, La Clé explore les thèmes du voyeurisme, de la jalousie et de l’obsession sexuelle dans l’Italie fasciste d’avant le second conflit mondial. Brass tisse l’histoire complexe d’un homme d’âge moyen, un dottore issu de la bourgeoisie qui devient fasciné par le fait de voir sa jeune et belle épouse se livrer à des rencontres extraconjugales. À travers une série de scènes explicites, Brass expose les recoins les plus sombres du désir humain, repoussant les limites de la sexualité à l’écran. « The Key » est une étude fascinante de la psychologie humaine et des conséquences des pulsions voyeuristes débridées, confinant au candaulisme. Le mari voyeur tient par écrit un journal libertin décrivant ses frustrations et fantasmes, récit qu’il enferme dans un tiroir dont il laisse volontairement visible la clé qui permettra ainsi à son épouse un accès à ces fragments d’imagination sensuelle. L’une des qualités de ce long-métrage tient également aux nombreux dispositifs confectionnés par ce mari, incarné par un flamboyant Frank Finlay, afin de raviver la flamme de son couple ou ses obsessions : carnet, photos dénudées, plaisir de voir sa femme (sublime et charnelle Stefania Sandrelli) dans toutes les postures avec des amants réels ou fictifs. Dans une Italie asphyxiée par les interdits, et matérialisée dans le film par une scène onirique où un prêtre, interprété avec saveur par Tinto Brass, condamne les épouses qui songent à d’autres hommes pendant les rapports conjugaux, mettre littéralement en lumière les fantasmes pour les photographier ou les décrire relève d’une révolte explicite contre ces interdits édictés par les pouvoirs politique et religieux. En poussant Teresa dans les bras de son gendre Laszlo, en réifiant davantage le corps de son épouse, Nino deviendra lui-même l’objet des désirs de sa femme, le temps d’une scène drolatique où il enfilera la lingerie de Teresa qui se métamorphosera en réalisatrice de fantasmes. Inversion des rôles, inversion de l’objet et du sujet. Teresa, tout en composant à son tour un carnet de fantasmes, dominera physiquement son amant en se plaçant fréquemment sur lui, leurs accouplements bénéficiant d’une photographie fastueuse de Silvano Ippoliti et d’un montage conçu par Brass où la plastique de Stefania Sandrelli nous est montrée par fragments, ou par moments chorégraphiés; la caméra virevolte, s’attarde sur des mouvements et des gestes , puis virevolte de nouveau. La musique d’Ennio Morricone accompagne subtilement, avec une ironie et des ruptures heureuses, les moments clés de cette satire érotique. Des miroirs oblongs (objets récurrents dans les films suivants) constituent, reconstituent des scènes, des portraits : finesse, élégance, de Tinto Brass, prouvant ainsi son esthétisme, loin d’une vulgarité à laquelle d’aucuns l’ont rattaché. La Clé, après avoir subi les foudres de la censure et des puritains criant au scandale, rencontrera un énorme succès en Italie, et à l’international.
Miranda, réalisé deux années plus tard, est une adaptation de la célèbre pièce de Goldoni La Locandiera, dans l’Italie de l’après-guerre cette fois-ci, qui gère une auberge de campagne en l’absence de son mari, porté disparu. Elle vit en s’entourant d’amants parfois richissimes (un diplomate au trouble passé), parfois trop possessifs et qu’elle éconduit, signe de sa volonté de ne pas se laisser dicter son existence. Miranda, une femme libre, femme libérée des conduites machistes et puériles des hommes aux regards concupiscents, comme l’atteste le montage cut exhibant les parties (seins, fesses, sexe) de la plantureuse Serena Grandi. Le mariage final avec son garçon d’auberge ne réduit en rien la portée libertaire du long-métrage et de sa protagoniste : bien au contraire, Miranda a choisi ce mari. Film provocateur, séduisant, mais jamais vulgaire, Miranda bénéficie de la photographie onirique, avec ces brumes fréquentes, de Silvano Ippoliti, de la musique de Riz Ortolani, des costumes de Jost Jakob, qui donnent aux aventures de Miranda une touche très fantasmatique, en demeurant dans une Italie historiquement réaliste.
Sidonis Calysta nous donne enfin l’occasion de redécouvrir un cinéaste maniériste, mais pas maniéré. Un amateur de liberté.
La Clé (1983) de Tinto Brass avec Stefania Sandrelli, Frank Finlay, Franco Branciaroli (DVD/BR et Mediabook)
Miranda (1985) de Tinto Brass avec Serena Grandi, Franco Branciaroli, Malisa Longo (DVD/BR).
Sortis le 23 août 2023.
- Pistes sonores sur les Blu-rays : DTS-HD MA 2.0 monophonique italien, français; avec sous-titres français.
- Bonus : combos avec le Blu-ray et le DVD du film
- Bonus sur le Blu-ray de La Clé : Mediabook avec livret de 60 pages « Tinto Brass, toutes les couleurs de l’érotisme » – présentation par François Guérif (2023, 10 mn 20) – scène coupée (4 mn 44) – Le journal secret, interview de Tinto Brass (28 mn 42) – bande annonce (2 mn 59)
- Bonus sur le Blu-ray de Miranda: présentation par François Guérif (2023, 12 mn 40) – Les secrets de la belle aubergiste, interview de Tinto Brass (12 mn 44) – conversations avec Tinto Brass (25 mn 18) – bande annonce (3 mn 01).