Thé et sympathie

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L’histoire d’une aiguille à coudre maniée par un doigt d’homme aux « mains de femme » et de la hantise qu’elle provoque dans le monde des mâles.

« Vous auriez fait une épouse parfaite ». Toute la tragédie de Tom Lee (John Kerr) tient en une phrase, que prononce une femme avec laquelle il coud sur la plage : cet adolescent aux manières délicates et aux goûts d’esthète ne trouve pas sa place au sein de la rude camaraderie virile de son université.

 

Hexis et construction d’un groupe

Avec beaucoup de finesse, Vincente Minnelli aborde avec Thé et Sympathie, adaptation d’une pièce à succès de Broadway, un sujet des plus délicats : la construction sociale de la virilité dans l’Amérique de l’immédiat après-guerre, dominée par un patriarcat des plus orgueilleux. Et de la finesse, il en fallait pour traiter un monde de brutes. Au milieu de corps nus fiers de jouer de leurs muscles et des cris rauques de sportifs ravis de se donner en spectacle, le frêle Tom Lee fait pâle figure. Et pourtant, Minnelli évite avec soin un terrible écueil : le misérabilisme compatissant.

Thé et Sympathie ne se penche pas tant la souffrance personnelle du jeune Tom que sur les mécanismes d’exclusion collective dont il est victime. Tout en douceur, Minnelli scrute le harcèlement machiste dans ses moindres faits et gestes. Car c’est dans les gestes que se niche l’exclusion la plus viscérale : l’étreinte du fils à laquelle se refuse le père (Edward Andrews), la ronde des anciens qui humilient Tom en refusant de lui arracher son pyjama comme tous les autres bizuths ou encore le regard stupéfait qu’un volleyeur jette à Tom, surpris en plein atelier couture et en compagnie de femmes. Ce dernier geste, en apparence anodin, accentuera le calvaire du jeune homme : alors que ses camarades masculins se moquent encore davantage de lui, allant jusqu’à le surnommer « fillette », les femmes avec lesquelles il passait l’après-midi préfèrent, pour ne pas ruiner la division sociale des sexes, le renvoyer de l’autre côté de la plage, du côté réservé aux hommes…

Tous ces gestes mettent en lumière ce que Pierre Bourdieu appelle l’hexis, c’est-à-dire l’ensemble des attitudes qu’un groupe social (ici, les hommes blancs hétérosexuels, adeptes de la force brute et des joutes verbales) adopte pour se distinguer d’un autre. Et si Minnelli s’attarde autant sur ces gestes, c’est parce que l’hexis de Tom l’apparente aux femmes ; mais franchir la frontière entre les deux sexes, très nettement soulignée par la symbolique des couleurs (bleu pour les hommes, vives pour les femmes) que rehausse le Technicolor, serait un acte des plus subversifs. C’est pourquoi son ami Al (Darryl Hickman), le seul garçon à prendre sa défense, atteint vite ses limites : aider Tom reviendrait à s’exclure lui aussi du groupe.

 

 

Une menace latente

C’est le personnage de Laura Reynolds (Deborah Kerr), l’épouse d’un professeur imbu de sa force physique (Leif Erickson), qui met le mieux les mots sur la réaction du groupe : « Vous le rejetez parce qu’il ne correspond pas à votre définition de la virilité, parce que vous ne le considérez pas comme un membre de votre tribu ». Et d’ajouter ces mots terribles, parce que vrais : « Au fond, vous avez peur qu’il remette en cause votre propre conception de ce qu’est un homme ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une peur profonde que camoufle une haine féroce. La peur que les manières de Tom – envers les hommes comme les femmes, qu’il est bien le seul à ne pas considérer comme des biens à conquérir par des mains qui traînent ou qui violentent – ne mettent à nu la conception dominante de la virilité en tant que construction sociale et délégitiment par conséquent l’édifice hiérarchique au sommet duquel trônent orgueilleusement les hommes blancs hétérosexuels. Laura Reynolds ne se lance jamais dans une diatribe féministe. Pourtant, par ses actes – elle est la seule à prendre Tom sous son aile – et surtout par ses mots – aussi acérés que les répliques de son mari sont creuses –, elle se hisse bien au-dessus du rang auquel son époux aimerait la ravaler : une simple « spectatrice », qui se contente sagement d’offrir aux étudiants « thé et sympathie ».

Pire encore : si les dialogues sont volontairement vides – hormis ceux de Laura et Tom –, c’est parce qu’ils évitent systématiquement un non-dit qui imprègne chaque discussion à propos du jeune homme : la crainte de l’inversion. Qu’un homme en aime un autre. C’est là une singularité de l’adaptation cinématographique. Alors que la pièce originale de Robert Anderson évoquait explicitement l’homosexualité masculine, Minnelli, soumis au code Hays, choisit pour l’adapter de taire le sujet, à tel point que la dernière partie du film invalide la menace gay en mettant en avant l’hétérosexualité de Tom. Pourtant, ce cas exemplaire de censure élargit la thématique de l’œuvre originale, puisque la version cinématographique, contrairement à la version théâtrale, considère qu’il existe d’autres formes de virilité qui ne conduisent pas nécessairement à l’homosexualité.

Cependant, les contemporains ne s’y trompèrent pas. Dès sa sortie au Royaume-Uni, Thé et Sympathie est interdit de diffusion en raison de ses allusions à l’homosexualité, malgré l’autocensure de Minnelli. La même année, à Paris, Roberto Rossellini désapprouve le choix de sa femme Ingrid Bergman de jouer Laura dans une reprise de la pièce de Robert Anderson et refuse de la mettre en scène, pour les mêmes raisons qu’outre-Manche.

C’est dire ce qu’une simple aiguille à coudre maniée par un doigt d’homme aux « mains de femme » peut déranger les consciences.

 


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