Terminus Rimini

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Rimini, station balnéaire de la côte adriatique italienne, est également le lieu où Federico Fellini a tourné ses films les plus célèbres…

Cette nuit, alors que je contemplais le ciel étoilé par ma fenêtre ouverte sur les toits de Paris, une luciole oubliée s’est posée sur mon stylo en l’illuminant et a guidé la course de sa plume, comme une constellation tombée sur la terre. Je me souviens alors de tout, et Rimini me revient en mémoire, émergeant d’une brume diaphane. Je revois le port sur cette sorte de bras de mer, et le grand building moderne posé là comme une verrue, un bric à brac entreposé dans l’urgence et l’indifférence comme s’il y avait eu vitesse et précipitation pour enlaidir cette ville romagnole. Je revois aussi Fellini qui m’y guide. Il a alors une bonne soixantaine d’années et, comme à l’accoutumée, il a l’air de s’ennuyer. Il a cette gentillesse un peu agacée, non pas qu’elle soit fausse ou imitée, Fellini ne trompe pas, elle est plutôt une marque de courtoisie comme si, en même temps, le maestro se disait : « Mais qu’est-ce que je fais à déambuler avec lui, dans cette ville irradiée par l’hiver. On dirait deux fantômes. » La ville ancienne, comme ceinte de murs qui la protégeraient, mais si éloignée de la mer qu’on ne l’entend même pas, qu’on devine seulement à l’odeur salée, est déserte. Les rares personnes que l’on croise se figent un peu, saluant Fellini, mais quelque peu dubitatives comme si elles hésitaient à le reconnaître, ou comme s’il était déjà mort.

On s’assoit au café des Maures, juste sur la place, en face du campanile si bien que je me crois encore dans Amarcord. La terrasse est couverte, et de gros diffuseurs de chaleur fonctionnent en ronronnant comme des braseros géants et apprivoisés. Devant nous, le petit temple en l’honneur de saint Antoine de Padoue est fermé. Mais à l’intérieur, on devine la petite bougie qui vacille. C’est le divin qui y est protégé. On ne verra pas ce soir le cortège des enfants accompagnant les paysans venus faire bénir leurs troupeaux, ni les derrières des belles paysannes se posant sur les selles de leurs bicyclettes au moment fatidique où elles s’apprêtent à repartir vers San Marino et Gambettola. Il fait trop froid ce soir, la brume s’est abattue d’un seul coup sur la ville et on aura du mal à rentrer vers Rivabella, de peur de croiser en chemin le bœuf Apis perdu dans le brouillard.

D’ailleurs, à nos côtés, les chauffeurs de bus sirotant un Viandox, ne parlent que de ça. Ils rient, presque machinalement, parce que l’un d’entre eux fête ses quarante ans. Fellini ne dit rien. Il se contente brusquement de murmurer un « auguri » à leur adresse car quelqu’un l’a reconnu. Je ne sais quelle attitude adopter. Rimini n’est pas ma ville. J’ai du mal à la décrypter. Et avec Fellini tout est signe. Je pense seulement que j’aimerais en percer le lancinant mystère, lourd et épais comme la carapace du rhinocéros femelle. Rimini, et si je le triturais jusqu’à en faire une anagramme, peut-être est-ce là la solution ? Mais non, il y a dedans trop de « i », de rires et de larmes dans ma vie.

Il y a « ri » aussi dans le nom de la ville. Une ville riante, mais ce n’est pas le cas. La vieille cité est assez austère, gris ocre. Plus loin, ses kilomètres de plages sont carrément vulgaires en été, lugubres en hiver. Et Le Grand Hôtel perdu dans les arbres, semble écrasé par les autres immeubles. Dans Amarcord, on dirait qu’il surplombe la ville. Ici, il n’a même pas cette sorte d’avancée vers la mer. Il n’empêche, Fellini lui a donné une vie éternelle. On entend même résonner les airs de Nino Rota et les jeunes gens se mettent à danser seuls, comme s’ils serraient leur fiancée dans leurs bras. La neige n’est pas encore tombée, mais le sol craque dans la nuit venue, comme annonciateur de gels et de blessures. Le paon est allé se réfugier, ses mille yeux se sont sans doute fermés pour toujours dans l’hypothétique labyrinthe de glace que l’on s’empressera de construire sur la place du bourg aux premiers frimas.

Pour le moment, nous déambulons le long du Corso, et croisons la via Gambalunga, longue jambe. Fellini tente de me désigner la maison de l’enfance, la ville Dulcia, mais elle n’existe plus, pas plus que le petit théâtre de marionnettes derrière, et pas plus que la maison où il a vu le jour et qui a été détruite pendant la guerre, via Dardanelli.

Le temps ronge la vie même à Rimini. Et pourtant, on dirait qu’elle n’a pas changé. On s’étonne de la voir aussi vieillotte et popote, complètement désertée, ce soir. Nous passons devant le cinéma Fulgor que je croyais être une magnifique salle, colorée, animée et décorée de tapisseries rouges et de plantes vertes comme au festival de Cannes. Non, on dirait plutôt un modeste bunker.

Pas de néons à la devanture, ni de lumières. Pas même de nom sur le fronton. Pourtant, on verrait bien les lettres Fulgor se détacher sur un ciel en flammes, traversé d’éclairs clignotants. Je colle mon front contre la vitre comme pour tenter de lire le titre du film, mais surtout pour débusquer un grand secret. Mais ce n’est pas un film de Fellini. J’aurais bien aimé y voir Ginger et Fred, par exemple, qui vient juste de sortir à Rome et que l’on dit plein de paillettes et de néons, justement. Parce que je me fais ainsi remarquer, Fellini n’est pas content car le propriétaire des lieux l’a vu et sort pour le congratuler. Federico, comme d’habitude, ne veut pas parler au début, et puis en fin de compte, c’est le patron du ciné qui doit s’éclipser.

Difficile de parler d’une ville aussi prestigieuse. Pour moi, en tout cas, qui ai le privilège d’y déambuler à travers le regard du Maestro. Il m’est certes depuis bien souvent arrivé de me dire qu’il se trouve sans doute de par le monde des milliers de personnes à qui Rimini n’évoque rien, tout comme peut-être même le nom de Fellini. Rimini, c’est aussi réminiscences. Je me souviens d’une petite pierre ocre que j’avais arrachée aux murs de la via Margutta, un jour de juin 1972 quand je m’étais rendu à Rome dans l’illusoire espoir de le rencontrer. Je voulais aussi entrer à Cinecittà mais je n’y suis pas parvenu non plus cette fois-là. Bien des années plus tard, j’ai été reçu plusieurs fois à la via Margutta. Mais surtout un nombre incalculable de fois à Cinecittà. Un jour, j’y ai même décroché une pendeloque d’un vieux lustre abandonné, un carreau de faïence de la salle à manger du décor de La Cité des femmes. J’eusse sans doute aimé aller à Fregene cueillir ou arracher un fameux pin pour le planter à Paris sur mon balcon.

A Rimini, rien. Je n’ai rien osé faire sauf me tirer cette année le yi-king, dans le confort et la tranquillité du cimetière riminèse qui vous accueille pour toujours, tous les deux, Giulietta et Federico, et le tout petit Pier Federico, entourés du bruissement des cigales dans les pins au loin. J’ai médité près de la proue qu’un sculpteur a dessinée pour vous, dans un métal qui ressemble à de l’or, et j’ai compris que le temps et la mort n’avaient finalement que peu d’importance. Peut-être êtes-vous devenus arbres, brins d’herbe, vol d’oiseau, mais à jamais présents dans le pullulement de nos monades abstraites, fermées sans porte ni fenêtre. A qui n’est-il jamais venu à l’idée que la vie ne peut pas venir du néant et que le grouillement de termites à la surface de notre planète n’est que le prolongement du grouillement astral, infini et indestructible. Alors, oui, sans doute que tu continues à vivre parmi nous, Fellini. Le ciel s’est refermé sur toi, mais pas nos yeux, pas notre cœur. Rimini vit encore pour l’éternité par toi et en toi. Entends la petite musique à la trompette de Gelsomina.

Le train qui arrive à Rimini me fait découvrir tout ce que tu as si souvent décrit dans tes livres, dans tes propos, dans tes promenades. En me penchant, bien que cela soit pericoloso, je découvre le village de la Franzscheina la bien aimée. Gambettola existe, entre deux bouquets d’hortensias. Comme par miracle, j’ai vu la ville, elle persiste. Le quai de la gare est comme enfoncé dans la lumière et la végétation. Et au loin, au fond de cette grande plaine écrasée par juillet, le grand rocher noir comme une lune avortée, San Marino. Ce saint terrassant la plaine qui s’étale jusqu’à l’Adriatique dans une sorte de hanse immobile, maintenant hérissée de parasols et de mats qui sont tout autant de montants d’une toile de cirque du bordel ambiant. Une toile translucide et invisible qui, cependant, empêche de voir les étoiles.

Nous sommes bien toujours comme derrière une vitre qui nous empêche de nous toucher, de nous aimer. Combien ai-je voulu que tu aimes ce que je fais, cher Maestro, sans jamais savoir même si tu le savais, même si, un jour, par hasard, tu l’apprenais. Maintenant que tu es mort, Rimini a pris d’autres couleurs. Le chianti coule, lourd et incarnat, dans mon verre mal lavé ; assis à cette terrasse d’une quelconque pizzeria d’une ville nouvelle. Je pense que je n’ai jamais marché dans la cité avec toi, ce bourg adoré, et que j’ai tout inventé. J’ai même fait tous ces kilomètres pour te retrouver, ou du moins retrouver ta trace. Et je n’ai rien vu. Non, tu n’as rien vu de Fellini ici. Peut-être que la brume avait, même un jour d’été, tout envahi.

De Rimini, je ne me souviens pas de grand-chose. J’ai tout inventé. Ce sont plutôt des souvenirs imaginaires. J’y ai déambulé seulement trois jours et fort récemment. C’était l’été et il me semblait quelquefois que tu étais là. Je n’ai pas trouvé la maison de mon ami. Peut-être n’a-t-elle jamais existé ? On raconte que la disparition de la maison natale porte malheur. Celle de la via Dardanelli a été détruite pendant la guerre. C’est intéressant d’observer qu’elle n’est pas très loin du Grand Hôtel, et que celle offerte dans les années 80, via Marrechia, par la municipalité, est très proche du port. Celle de la via Gambalunga pas si loin de la gare. Cela m’a même surpris. Je pensais que les Fellini étaient plus installés dans la vie. Mais chaque maison est curieusement située près d’un lieu consacré à l’envol, au départ, comme si inconsciemment, le père romagnol avait eu peur de s’enliser comme les Vitelloni.

Rimini n’est pas vraiment une ville plaisante. Tirée au cordeau, la vieille ville (j’allais écrire la vieille fille) est engoncée. La nouvelle, étirée le long de la mer, est au contraire dévoyée, comme une fille à matelots trop maquillée qui se donne à tout le monde. La Rimini austère, séparée de la nouvelle par Le Grand Hôtel et l’actuel Parco Federico Fellini, fait la morale à la seconde. Elle lui donne des conseils que l’autre s’empresse d’oublier ou d’ignorer. Elle se donne à tous les touristes dans une sorte d’aveuglement béat. En la traversant sur des kilomètres, jusqu’à Riccione, et même au-delà, on se dit qu’on n’a jamais dû parvenir à dénombrer toutes les pizzerias, tous les magasins de souvenirs, tous les drugstores. Et l’on se plaît à imaginer, dans le bus qui brinquebale, qu’il devait être doux alors d’aller à Rivabella à bicyclette.

On ne peut plus rien faire à Rimini. Seulement déambuler dans les rues désertes les soirs de pleine lune à la recherche d’un âme qui vive. Mais on ne croise personne dans les rues, même l’été. Ils sont tous enfermés ou ailleurs, peut-être même, ultime trahison, dans la ville neuve, en quête d’une blonde étrangère avec qui souffler le verre de l’amitié.

Je me souviens de mon vertige, le soir où le train me laissa en gare de Rimini. Impossible, au reste, de ne pas faire l’amalgame Rimini-Termini. Mais si cette deuxième gare, celle de Rome, m’est tellement familière, la première m’étonna et faillit me faire tomber dans les ruines du devenir. Je sais que j’eus beaucoup de mal à me diriger vers le centre-ville, ce soir-là, à la découverte d’une pizzeria, tout juste débarqué du train. Je n’imaginais sans doute pas Rimini comme ça, ville vide seulement peuplée d’hommes à la dérive ou en instance de départ.

Et puis, on s’habitue. Rimini n’est pas pire qu’une autre, pleine de touristes bien sûr, mais aussi de gigolos maghrébins, d’Africains marchands de souvenirs, etc. Il n’empêche : le charme n’est pas rompu et l’eau scintille de la même manière, et les lumières de la ville s’y reflètent de façon aussi superbe. Je me souviens d’un rêve fait il y a très longtemps, dans lequel Federico nous avait donné rendez-vous, à ma mère et à moi, à Venise le long d’un canal. Je n’avais pas ma place à leur table et manquais tomber peu à peu dans la lagune glacée. Les autres convives nous regardaient étonnés car il l’avaient reconnu. Puis, nous nous retrouvions avec lui encore, dans une soirée. Je n’avais rien trouvé d’autre à apporter qu’un ridicule cactus.

Je sais que pour aller à Rimini, j’ai dû prendre un de ces trains italiens qui, sans raison, a eu trois bonnes heures de retard. Je me souviens que nous avons attendu en plein soleil, dans un train bondé, à quelques kilomètres de la ville : dans le fond, le rocher noir de San Marino nous faisait un peu d’ombre, comme un mauvais augure ! On dirait que le ciel bleu est sans cesse menacé par cette profonde noirceur. Le bourg s’est comme protégé entre de hauts murs, qui lui font comme une sorte de ceinture d’ocres et de rouges. Mais les rues rectilignes dessinent un jeu de l’oie du hasard. Alors, un soir, j’en ai eu marre et j’ai pris le premier bus pour San Marino, la république minuscule pour voir à quoi pouvaient ressembler ses donjons. Pourtant, j’aimais bien Rimini, la vieille, la nuit avec ses rues désertes et ses lumières éclairant des châteaux hantés. Elle l’a su et ne me l’a pas pardonné.

Rimini rime avec rêve et ris. Rive étroite qui s’étale et Fellini qui marche sur la plage sans chien, mais les mains dans les poches. Il me montre le soleil qui se lève sur la mer et, l’espace d’une coulée de rouges et d’orangés qui sont comme la promesse qui serait de l’ordre de la compréhension du monde achevé, j’y crois.

Il neige ce soir sur la mer, comme avec une douceur âcre, dans un silence nébuleux. Quelques jours auparavant, Marcello est mort d’un cancer du pancréas. Tous ces hommes qu’on croyait immortels, moi en tout cas je le pensais dans une sorte de fausse naïveté, sont partis à leur tour peupler sans doute la voie lactée d’autres myriades de points lumineux. Il n’empêche, ce soir on ne voit pas le ciel sur l’Adriatique déchaînée qui luit, comme un fauve grisâtre et humide, alors que, du ciel, tombe cette obscure clarté de la neige timide. Je me souviens que dans Amarcord , tous sortaient du Fulgor pour voir la neige tomber. Ce soir, elle descend en silence comme des lucioles sur l’écran ouaté et terrible de la mer sable. Il fait si nuit qu’on se demande si, dans ce malstrom, les poissons peuvent bien continuer de vivre.

Je sais que Fellini ne gardait jamais aucune lettre qu’il recevait. Je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer les miennes déchirées en quatre dans une quelconque corbeille à papiers de Cinecittà. Peut-être est-ce en raison de cette sale habitude qu’un vague assistant français sur le tournage de Roma me répondit de la part du Maestro ? Peut-être était-ce un mythomane qui, comme dans le thème de l’arroseur arrosé, fouillait les poubelles du maître pour se hausser du col ? A mon tour, je perdis sa lettre. Juste retour des choses ?

La dernière fois que je le vis en vie, ce n’était pas à Rimini, mais à Rome, chez lui. Il me demande tout à trac pourquoi je me suis autant intéressé à lui et à son œuvre. Je ne sais quelle effronterie me fait répondre la vérité : parce que je l’aime, parce que je n’ai jamais eu de père et qu’il représente le père idéal. Il baisse les yeux, gêné bien sûr, et balbutie des paroles en italien dont le sens m’échappera hélas à jamais. Comme s’il n’avait pas l’air content.

Rimini est une belle ville. Il disait ne pas aimer y revenir car revoir sa ville d’enfance est un peu névrotique, une souffrance pourquoi pas. Comme moi, la mienne, lorsque j’y retourne et que m’assaillent tout à coup des souvenirs d’hiver qui ne remuent aucune nostalgie, ni aucun regret. Une sorte d’ennui morbide et mortifère.

Ce soir, Rimini est calme. C’est l’hiver. Il a neigé, puis gelé par dessus. Le vent a cessé depuis quelques jours. Tout a repris sa place. Je sais que tous sont morts et que les personnages des films sont murés dans des parois de Celluloïd. Partis pour toujours ou à jamais fellinisés. Je sais aussi que je n’aurais jamais de repos en dehors de ma propre mort. Je retourne une dernière fois sur la tombe du grand homme qui m’a abandonné et repose avec Giulietta et leur tout petit enfant, près de la voie ferrée qui permet de sortir et d’arriver à Rimini. Oublier Rimini, ce ventre gonflé vers la mer comme un cirque funèbre. Ce mini-ri.

Cette nuit, j’ai rêvé de Rimini. Il y a très longtemps, peut-être la Rimini du fascisme entre ses doutes et ses peurs. On rasait les murs. C’est étrange car souvent lorsqu’on raconte un rêve, on le raconte à l’imparfait comme si l’usage de ce temps ne laissait plus aucune place à l’illusion de la vérité. Le rêve est faux. Et pourtant, un souvenir auréole de soleil ma mémoire et dissipe les brumes de la mort. Le matin de ses obsèques, je dormais mal à Paris. C’était l’époque où je prenais des tranquillisants afin de pouvoir espérer fermer un œil. Et il m’est apparu dans le petit studio. Il a franchi le seuil sans ouvrir la porte, s’est approché de mon lit et m’a dit :

Voilà, maintenant c’est fini pour moi.
Je me suis redressé dans mon lit comme si j’étais double, l’être diurne et l’être nocturne, celui qui dort et celui qui veille, ce qui n’aurait pas déplu à Jung, et j’ai répondu avec le moins de gravité possible :
Je sais.
Il m’a dit qu’il fallait désormais s’occuper de Giulietta. J’étais désolé, j’aurais bien voulu mais comment faire, lui ai-je aussitôt expliqué.

Avant de s’évanouir dans les limbes de ce demi-sommeil, il a eu le temps de paraître triste et préoccupé, pour m’annoncer que de toute façon, elle n’en avait plus que pour six mois à vivre. Je n’ai pas pu me rendormir. Comment accéder à elle ? Bien sûr, je l’ai vue à la télé terrassée par la douleur et la maladie. Un jour, j’ai téléphoné mais on m’a fait savoir, un voix de femme, qu’on ne pouvait la déranger. Que faisais-tu alors Giulietta ? Vers quels chemins te préparais-tu ? Quand on a été Gelsomina et Cabiria, on peut mourir l’âme en paix. Et il est vrai que même pas six mois après cette révélation, elle mourut. Une autre étoile s’est sans doute allumée au firmament.

Quelles bribes garder maintenant de Rimini ? La Rimini des rêves, du cinéma. Celle réelle des mois d’août, grouillante et crépusculaire ? Ou la Rimini de l’hiver enfouie sous la glace comme la Venise du Casanova ? Je ne sais que choisir. Je suis là, dans ma chambre à Paris, l’hiver s’est installé sur tout Montmartre. J’ai réfléchi qu’à mon tour j’ai mis quasiment six mois pour écrire ce petit texte sur la Rimini de sa mémoire. Et je n’ai rien dit sur lui, sur moi et sur mon rêve de lui à Rimini. Je n’ai rien inventé et j’ai tout imaginé.

La vitre de la chambre est refermée sur la nuit. Comme c’est l’hiver, aucune luciole ne pourra entrer pour guider ma main. Guider, Guido, huit et demi. Je vois au dehors la lune poser comme du lait sur la neige des toits. Clap. Une, première. Fellini et Giulietta tiennent par la main un petit enfant, un petit garçon. On ne connaît pas son nom, il aurait pu être moi, présomptueux va. Bien sûr que j’aurais aimé. Ils marchent sur la plage de Rimini encombrée de parasols. Ils ont presque 35 ans et semblent heureux. Ils marchent sur le sable comme on marche à la plage quand on est pris par le zoom traqueur des paparazzi pour la presse à scandales. Mais ils s’en moquent. La mer leur fait comme un tapis scintillant. Moi, je suis assis à l’écart et je rêve de Rimini. Jamais mon père ne m’a tenu par la main. Il fait chaud. Peut-être la neige reviendra-t-elle pour Noël ?

« Il m’arrive souvent d’être foudroyé par certaines images qui jaillissent dans un silence absolu devant mon visage. Sur le moment, on ne s’en rend pas compte, on a l’impression de n’avoir rien vu, mais après quelque temps on garde comme le souvenir qu’il s’est passé quelque chose, qu’on a vu quelque chose, et on reste désorienté et perplexe en train de chercher. Qu’est-ce que c’était ? D’où ça venait ? » (Federico Fellini, Faire un film, p. 38)


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