Suite à la remise du Lion d´Or 2013 : focus sur trois films de Gianfranco Rosi

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La rivière sans retour.

Chant 1. « En route vers l’outre-tombe » (1) : Le Passeur (1993)

 

   
 
Bénarès, Inde. Une journée en barque avec le Charon local. Paisibles, les dépouilles flottent dans le Gange sans troubler les ablutions, ni les visites touristiques. « Il y a des microbes partout, on doit vivre avec ! », s’exclame un baigneur. Devant les questions de Gianfranco Rosi, Gopal, le passeur fataliste, s’amuse : « Vous les Européens demandez toujours pourquoi, pourquoi, pourquoi » ? Pourquoi les castes ? Pourquoi s’accommoder à ce point des traditions ? Pourquoi ces hiérarchies poussiéreuses ? Certains se résignent, d’autres y trouvent leur compte : « Cette ville est une maison de fous », mais les gens t’y acceptent tel que tu es. Shiva, patron de la ville et dieu des contrastes accorde une place à tous les réfugiés dans son asile où les enfants émaciés, chaque jour, défient la mort, sur les rives couleur de cendres.

« Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue… »

Chant 2. La traversée du désert : Sous le niveau de la mer (2008)
 
 

 
 
Slab City, États-Unis. À 300 kilomètres au sud-est de Los Angeles, trente-cinq mètres sous le niveau de la mer, les yeux posés sur ses albums photos, la douce Cindy déroule le fil de son passé d’homme marié. Lorsqu’on a tout perdu, jusqu’au droit de s’allonger sous une couverture sur les bancs des parcs municipaux, ne reste plus qu’à trouver refuge en plein désert où la chaleur, au moins, étouffera le givre de la solitude. Carcasses de bagnoles et vans défoncés s’improvisent demeures de fortune sur un non-lieu de non-droit, le négatif d’une société, qui, pour ne plus les voir, repousse les marginaux aux confins de son horizon. En guise de rite initiatique, chaque nouvel arrivant se défait de son nom de baptême pour en adopter un autre, un pseudonyme de guerrier qui résume à chacun leurs névroses, leurs drames personnels ou leurs vies antérieures : Insane Wayne, Bulletproof, The Doctor, Bus Kenny… Au blues irrévocable que Mike Bright ânonne – « Nous vivons loin de tout, sous le niveau de la mer / Incapables d’entrer dans les rangs de la société […] Mais l’endroit nous plait / Nous ne reviendrons pas » – répond l’inquiétude du Doctor, qui craint de prendre à jamais racine parmi les cactus, de rouiller sur pieds comme les vieilles caisses meurtries qui hantent son paysage.

« … Ah dire ce qu’elle était est chose dure
Cette forêt féroce et âpre et forte
Qui ranime la peur dans la pensée !
»

Chant 3. « Un fleuve de sang bouillant » : El Sicario, chambre 164 (2010)
 
 

 
 
Juárez, Mexique. Mangiafuoco (2) attend les gamins à la sortie des écoles pour les inviter à rejoindre son cartel de pantins. Pour un sachet de cocaïne passé en douce, cinq sous, une voiture et des invitations à toutes les fêtes : de quoi encourager les gosses de pauvres à prendre du galon, et pourquoi pas, à rentrer à l’Académie de Police pour recevoir une formation optimale. La belle vie est ainsi promise à ceux qui acceptent de kidnapper, torturer et tuer pour les narco-trafiquants. Poursuivi par ses anciens patrons, un bourreau relate sous nos yeux vingt ans d’horreur que les croquis minimalistes tracés sur son carnet filmé par Gianfranco Rosi ne suffiront pas à atténuer. Funèbre bande son du témoignage, l’âpre crissement du feutre noir sur le papier matérialise la souffrance charriée par le témoignage clinique du criminel qui récite son manuel du meurtre comme on débite un manuel de cuisine, des conseils les plus macabres aux méthodes de torture les plus inconcevables. On suffoque dans la geôle d’hôtel du fugitif à mesure que les minutes s’écoulent, jusqu’à ce que ce soit lui qui craque. Impuissant, on aura vu sa vie et celles de ses victimes défiler sous ses yeux alors qu’il revit en direct le terrible gâchis de son existence, pleurant l’enfant qu’il a hypothéqué pour un peu de fric, de l’alcool et des nanas. Cette existence…

« Elle est si amère que mort l’est à peine plus ;
Mais pour parler du bien que j’y trouvai,
Je dirai des autres choses que j’y ai vues. »

Juárez est l’une des villes les plus violentes du globe… D’utilité publique, El Sicario a été tourné suite à la publication de l’article éponyme de Charles Bowden (co-producteur du film) dans le Harper’s Magazine. Suivant crescendo la courbe de ces trois cercles de notre Enfer, Gianfranco Rosi a recueilli les supplications les plus poignantes, non pas tant pour parler du bien qu’il a pu y trouver, que pour décrire d’autres choses insidieuses qu’il y a vues : solitude, exclusion, désolation, corruption… Dans un monde des plus arides, les brefs éclats de foi ou de candeur compensent péniblement la peine des âmes perdues et anges déchus que Rosi saisit dans leur errance, leur désoeuvrement, voire au moment crucial de leur chute, sans même nous laisser le loisir de savoir dans quel état demain les trouvera.

Gianfranco Rosi a remporté le Lion d’Or à la dernière Mostra de Venise pour Sacro GRA qui sortira prochainement en salles, et dans lequel il s’est justement aventuré sur un quatrième cercle : celui du périphérique de Rome.

En attendant, Le Passeur, Sous le niveau de la mer et El Sicario, chambre 164 – Coffret 2 DVD édité par les Éditions Montparnasse – Disponible depuis le 5 juin 2012.
 



(1)
Les citations en exergue sont tirées de L’Enfer (1307-1321) de Dante, les strophes correspondent aux premiers vers du « Chant I ».
(2) Personnage des Aventures de Pinocchio (1881), Carlo Collodi.


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