Satoshi Kon, d’un rêve à l’autre

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Bientôt trois ans après son décès, retour sur la terrifiante machine à rêves de Satoshi Kon.

« Des marécages aux eaux mêlées, j’aperçois la partie haute de la colline, les estivants qui habitent le musée. Leur apparition inexplicable me laisserait supposer qu’ils sont l’effet de la chaleur de la nuit dernière sur mon cerveau ; mais il ne s’agit pas ici d’hallucinations ni d’images : j’ai affaire à des êtres réels, pour le moins aussi réels que moi. » L’Invention de Morel, Adolfo Bioy Casares, 1940.

Cet été verra la sortie au Japon de la nouvelle réalisation d’Hayao Miyazaki, Kazetachinu. De film en film, en près de 30 ans, l’univers si reconnaissable du plus populaire des cinéastes japonais d’animation s’est construit dans des mondes où aiment se rencontrer monstres, jeunes enfants, sorcières et autres épouvantails vivants. Pourtant, pour eux, sortir d’un château ambulant ou d’une très dense forêt, sortir d’un chat-bus ou d’épais nuages à des kilomètres du sol ne sera jamais comme sortir d’un rêve. Aussi oniriques que soient les paysages qu’elle a traversés, quand Chihiro retrouve ses parents il lui suffit de se retourner pour voir au loin la ville qu’elle avait habitée et deviner les étranges amis qu’elle s’y était faits : tout ce qu’elle a vécu était bien réel. Ses rêves d’enfant l’ont accompagnée, mais comme pour se lover autour d’un monde qu’elle connaissait déjà. Tout cela a été magique mais n’est rien d’autre qu’un bout de vie ; un voyage, certes, mais dans un réel qu’elle avait déjà traversé et où elle pourra, si elle le souhaite, retourner. Son voyage a été un rêve, mais un rêve éveillé.

Si Le Voyage de Chihiro (2001) ressemble tant au Alice aux pays des merveilles (1951) de Walt Disney, c’est que comme chez les animateurs américains, si une part de rêve est bien là, elle l’est comme une distorsion du réel ; un absurde bégaiement. « Dans mon monde à moi, dit l’Alice du dessin animé de 1951, il n’y aurait que des divagations. Comme disent les grands, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont. Au contraire, elles seraient ce qu’elles ne sont pas. » C’est du monde tout autour d’eux, de ses figures et de ses vies, que Chihiro et Alice, tout comme les enfants perdus de Peter Pan (1953) ou ceux de Mon voisin Totoro (1988), verront naître le merveilleux. Aussi fantasmagorique qu’il soit, le pays en face d’eux n’est que le dédoublement de celui qu’ils connaissent déjà, là où ils ont grandi et où se trouvent leurs repères et attendent leurs parents. La construction de leur univers se fait sur la base d’un réel se transformant au travers de leurs yeux et là où ils s’invitent n’est qu’une part de leur monde qu’un état de veille leur fera apparaître plus beau, plus intéressant, plus dangereux. Chez Hayao Miyazaki comme chez les grands Walt Disney – Peter Pan, Alice, Pinocchio (1940) -, le rêve se plie au monde. La forme est déjà là et rêveries comme souvenirs n’existent que pour lui donner des couleurs, des sons, des odeurs.
 
 


Perfect Blue

« Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? » Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, 1865.

Difficile de savoir ce à quoi aurait pu ressembler The Dream Machine, film sur lequel travaillait Satoshi Kon lorsqu’il nous a quittés. Malgré l’annonce fin 2011 de la reprise de la production, « la machine à rêves » semble aujourd’hui condamnée à ne rester qu’à l’état de chantier et de regrets. Pourtant, même inachevé, The Dream Machine occupe une véritable place dans la filmographie de son cinéaste. Avant même la moindre image, du seul titre ce sont toutes les précédentes œuvres de Satoshi Kon qui refont surface. The Dream Machine c’était déjà Perfect Blue (1997) et le rêve d’une jeune femme en quête d’identité ; c’étaient déjà les songes de l’actrice sans âge de Millenium Actress (2001) construisant son monde de souvenirs. The Dream Machine était dans la série Paranoia Agent (2004), dans le fragment de Memories (1995), Magnetic Rose ou dans Paprika (2005). Jusque dans le plus petit court métrage – la minute de Ohayo (2007) -, la même obsession organisait le travail de Satoshi Kon : un rêve peut occuper un monde, mais peut-il le construire de toutes pièces ? Une jeune femme se lève un matin, arrête son réveil, allume sa télévision et se brosse les dents. Pendant qu’elle s’active dans son petit appartement, on peut pourtant la voir sur son lit, encore endormie. Avec Ohayo, Satoshi Kon fait se dédoubler son héroïne, la multiplie et s’amuse de cette confusion permise par les premiers instants du réveil. À partir des premiers pas d’une journée, il se joue également en quelques images une lutte absente des films d’Hayao Miyazaki et de Walt Disney. Rêve et réalité s’affrontent ici entre les quatre murs d’un appartement en sachant pertinemment que les termes même de vainqueur et vaincu n’ont plus aucun sens. Quelle que soit son issue, si lutte il y a entre réel et rêve, il ne peut rester de celle-ci qu’ambiguïté et doute : la jeune femme de Ohayo est prête, sa journée peut commencer mais est-elle vraiment réveillée ?
 
 


Alice au pays des merveilles

Se jouer de la mort dans un rêve c’est accepter de se réveiller et bien que son aventure soit très profondément ancrée dans un réel – celui d’une jeune fille de bonne famille de l’époque victorienne -, c’est en acceptant la part de rêve de son histoire qu’Alice échappera à la mort. Poursuivie par la Reine de cœur qui coupe les têtes par peur de perdre la sienne, la fillette se voit endormie au pied d’un arbre à travers le trou d’une serrure. Pendant un instant, double comme l’héroïne de Ohayo, Alice va rêver se réveiller pour continuer à vivre. Dans les films de Satoshi Kon, cette logique du réveil salvateur ne peut plus faire sens. Dans Magnetic Rose, réalisé par Koji Morimoto mais dont Satoshi Kon fut co-scénariste et directeur artistique, des éboueurs de l’espace répondant à un S.O.S. trouvent dans le vaisseau en détresse qu’ils accostent un monde autonome dont ils ne pourront plus sortir. La propriétaire du lieu – une célèbre cantatrice – est morte depuis des années, mais ses rêves et ses souvenirs sont encore là et nourrissent un monde qu’ils ont créé de toutes pièces. Les personnages se trouvent alors vite aspirés par cet univers : l’un va y retrouver sa fille décédée, l’autre un amour oublié ou espéré. Le rêve avale le réel jusqu’à devenir ce dernier et pour chacun des éboueurs de Magnetic Rose, il va être de plus en plus dangereux de se réveiller. Incapables de vivre autre chose que leur rêve, leur réveil éventuel prend toutes les formes de la mort. Plus tôt dans son œuvre, dans Perfect Blue, ne sachant plus si elle vit, si elle rêve ou si elle est sur le point de mourir, c’est cette lutte des mondes qui sera sur le point de perdre Mima. Pour cela, toute la réalisation tournera autour d’un montage faisant s’enchaîner sans raccord net entre les scènes des images que Mima regardera tour à tour comme une paranoïaque, une folle, une morte ou une jeune femme endormie.

Il n’a jamais été question pour Satoshi Kon de construire son récit sur la fine frontière séparant réel et irréel ou de le bâtir sur la « divagation » dont parlait Alice. Chez le cinéaste, le rêve s’imagine lui-même constructeur, crée son monde et le fait grossir jusqu’à ce qu’il prenne la place de la réalité jusqu’ici en place. La machine à rêves, dès son premier film, revêt un caractère démiurge très loin des imaginaires de Peter Pan ou du Voyage de Chihiro. Le tangible n’a de cesse d’être parasité et cette infection du réel trouve son apogée avec Paprika où les Hommes n’ont plus aucun rôle à jouer dans le monde sur le point de se créer. Quand les créatures des rêves y prennent le pouvoir, quand elles s’apprêtent à tout détruire, l’analogie serait d’imaginer Alice mourir dans le pays des merveilles et de voir pourtant tous ses habitants lui survivre. Avec Paprika, Satoshi Kon fait sortir du réel d’Alice la Reine de cœur, le lapin blanc et le chapelier fou pour les inviter dans celui de l’Angleterre victorienne : il leur donne de la place. Dans ce qui restera son dernier film, rêve et réalité sont sur le point de perdre leur nom et malgré l’heureuse issue du récit, il en restera une impression funeste déjà présente à la fin de chaque épisode de Paranoia Agent. Pendant une minute, le générique de fin y défile et tous les personnages se retrouvent endormis les uns à côté des autres. La mélodie est douce et ils sont allongés dans l’herbe, apaisés. Si aucun d’eux ne se réveille, le monde autour ne s’arrêtera pas pour autant de grandir jusqu’à les dévorer tous. Une bourrasque de vent fait plier les arbres mais personne ne bouge. Ils continuent de rêver alors que tout change autour d’eux.
 
 


Paranoia Agent


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